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fendre du bois, se battre avec une hache contre de vilains géans, offrir à Miranda une corbeille de fruits et faire encore mille autres gentillesses. Enfin arrive un bateau superbe, chargé des plus charmantes personnes ; Ferdinand et Miranda y montent, et tandis que la proue du navire menace M. Vianesi, le rideau tombe sur ce qu’on appelle une apothéose. Maintenant relisez Shakspeare, et tâchez de pardonner à M. Barbier.

Pardonnez aussi à ce genre artistique, et, comme diraient les philosophes, à cette catégorie de l’esprit humain qu’on appelle le ballet. Plus je vois de ballets, plus je trouve que les jambes sont décidément des moyens d’expression insuffisans ; rien de plus difficile à comprendre que les jambes, même aidées des bras. Si du moins on pouvait compter, pour s’éclairer, sur les jeux de physionomie ; mais point. L’esprit s’égare au milieu de ces aimables sourires, de ces moues boudeuses et de ces frissons mutins. Veut-on, par exemple, en langage chorégraphique, désigner un diadème, on s’enveloppe le front d’un geste circulaire, qui peut tout aussi bien symboliser la migraine que le bandeau des rois. Le reste est à l’avenant. En trois actes de ballet, de ce ballet surtout, pas une idée, et, pour le spectateur. L’humiliation prolongée de ne rien comprendre. Véritablement ce n’est pas la parole, c’est le geste qui a été donné aux hommes et surtout aux femmes, pour déguiser leur pensée.

Il y aurait moyen cependant, il doit y avoir moyen de faire mieux : de mettre dans un scénario chorégraphique plus d’agrément et de poésie. On composerait peut-être de jolis ballets avec les contes de fée, avec la Biche au bois ou la Belle au bois dormant. Un musicien d’aujourd’hui pourrait accompagner de symphonies adorables le sommeil de la Belle ou le passage du prince à travers la forêt enchantée, le souhaiterais là très peu de pantomime et beaucoup de tableaux, de paysages en musique. La fonte des balles du Freischütz est un spécimen admirable du genre que nous rêvons. Que diriez-vous encore d’un orage comme celui de la Symphonie Pastorale, ou bien, dans une-grotte d’azur, au besoin celle de la Tempête, de l’ouverture de Fingal de Mendelssohn ? Qui regretterait alors le pas consacré des bijoux ou de l’éventail et ces éternelles simagrées, ridicules débris d’un art primitif, qu’il faudrait laisser aux sourds-muets et aux enfans, d’un art primitif qui n’a jamais inspiré les grands maîtres ni produit de chefs-d’œuvre, — cela dit sauf le respect dû aux récits qu’on nous a faits du Corsaire et de Gisèle'ou les Willis.

Dans-une scène de son Caliban, au moment où Prospero invoque les esprits bienfaisans, dont le frémissement produit un accord presque imperceptible, M. Renan a écrit en note : Air à composer par Gounod. Ce n’est pas M. Ambroise Thomas qu’il a désigné. Nous n’aurions pas