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Endymion, de nous intéresser à l’action, nous trouvons dans Hypérion un drame qui nous touche. Or il n’y a point de drame sans personnages. Keats a compris que pour rendre la vie à la mythologie grecque, il fallait prêter à chacun de ces dieux les intérêts, les ambitions, les révoltes de l’homme. Il est donc moins paradoxal qu’on ne croirait de dire qu’en s’intéressant aux dieux de la Grèce, il commençait à s’intéresser à l’humanité. A une première conception de la poésie, il en avait substitue une seconde, incomplète encore, mais déjà plus large et plus haute.


IV

Keats est mort au moment où une révolution se faisait dans son esprit, où il avait commencé à se rendre un compte plus exact de la nature et des conditions de la poésie, où enfin le poète allait se doubler d’un philosophe. Il ne faut donc pas demander à ce qui nous reste dans ses œuvres de vues critiques sur la littérature et sur la vie morale plus de cohésion qu’il n’y en a réellement. Mais l’œuvre d’un grand poète, si impersonnelle qu’on la suppose dans la forme, est un témoignage par elle-même. Il se dégage de celle de Keats une conception particulière de son art.

Une théorie étrange, aussi contraire que possible aux idées antiques, mais qui a fait son chemin dans les esprits depuis un siècle, en est le point de départ. « Les hommes de génie, lisons-nous dans une de ses lettres, n’ont point d’individualité, point de caractère propre… Le poète n’est pas lui-même : il n’a point de moi ; il est tout et il n’est rien ; il jouit de la lumière et de l’ombre ; il vit par bouffées… Quand je suis dans une chambre avec d’autres personnes, l’identité de chacune d’elles se met à exercer une pression sur moi, si bien que je suis en très peu de temps annihilé. » Faites, si vous le voulez, — puisqu’il s’agit d’une lettre intime, — la part de la boutade. Il reste une idée à laquelle il tenait et dont il a tiré complaisamment, pendant la première partie de sa vie, des conséquences singulières. Si le poète ou, plus généralement, si l’artiste est un être avant tout passif, s’il doit se livrer à tous les souffles et à toutes les impressions, il suit de là qu’il se fera un principe d’écarter soigneusement de son âme tout ce qui pourrait en diminuer la souplesse et la sensibilité. Il sera amené ainsi à considérer toute espèce d’opinion, suivant le mot de M. Renan, comme une ankylose de la pensée. Il admettra que « le seul moyen de fortifier ses facultés est de n’avoir d’opinion sur rien, de faire de son esprit un libre passage pour toutes les idées. » Il résistera donc de son mieux à ce besoin vulgaire de fixer son jugement ; il comprendra