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étoiles leva ses paupières recourbées et les tint grandes ouvertes jusqu’à ce que la voix cessât : et toujours il les gardait grandes ouvertes, et toujours c’étaient les mêmes brillantes et patientes étoiles ! Alors, inclinant lentement sa large poitrine, semblable à un plongeur dans les mers riches en perles, en avant il se baissa sur le rivage aérien et s’enfonça sans bruit dans la nuit profonde. » Le poète nous a peint ensuite les Titans vaincus couchés dans leurs cavernes : « Tel un cercle morne de pierres druidiques, sur une lande abandonnée, quand la pluie froide commence à la tombée du jour, dans le triste mois de novembre. » Il nous a fait assister au grand conseil dans lequel se décide la guerre contre les dieux, et il a mis une incomparable grandeur dans cette scène : Oceanus, « dieu de la mer, sophiste et sage, — non qu’il eût fréquenté les bosquets d’Athènes, mais parce qu’il avait médité sous l’ombre des eaux,.. » et, après lui, la déesse Clymène, conseillent la paix ; que faire contre les destins qui ont donné le pouvoir aux dieux nouveaux ? Mais Encelade veut la guerre : il invoque les souvenirs des luttes anciennes et des outrages subis. D’ailleurs, tout espoir est-il perdu, d’Hypérion n’est-il pas le chef puissant encore tout désigné pour la révolte ? Comme il parle, une lumière se répand dans la caverne :

« C’était Hypérion : sur un pic de granit ses pieds brillans reposaient, et là il s’arrêta pour contempler la misère que sa splendeur avait dévoilée à l’épouvantable conscience d’elle-même. Dorés étaient ses cheveux, courts et bouclés comme ceux d’un Numide ; royale sa forme majestueuse ; ombre immense au milieu de son propre éclat, comme la masse de la statue de Memnon, quand le soleil se couche, aux yeux du voyageur venant de l’Orient qui s’emplit d’ombre ; des soupirs aussi, lamentables comme la harpe de ce Memnon, sortaient de sa poitrine, tandis qu’il pressait ses mains, perdu dans cette contemplation, et qu’il se tenait debout, silencieux. »

Toute la scène est d’une grandeur miltonienne ; et, à vrai dire, l’influence de Milton est partout dans ce fragment d’épopée ; sensible dans le caractère majestueux des scènes, elle l’est aussi dans la forme, merveilleusement appropriée au sujet par sa largeur, sa sonorité, sa puissance : même, Keats s’est fatigué de son poème précisément parce qu’il se sentait trop près de Milton ; il considérait que, si Chaucer a écrit une sorte d’anglais francisé, Milton a créé une langue grécisée, également admirable en soi, mais également contraire au vrai génie de la langue nationale. Suivant lui, le mérite éminçât de Chatterton avait consisté précisément à ramener le langage poétique aux voies purement anglaises, et c’est son