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pas, à mon sens, d’une mauvaise nature, mais d’une envie qu’elle a d’avoir de belles manières. Je n’en suis pas moins lassé de ces façons-là, et m’en passerai désormais. » De l’aveu de tous ceux qui ont connu Fanny Brawne, Keats eût mieux fait de s’en tenir à cette première impression. Avec son caractère gai et insouciant, avec son amour du plaisir et du monde, cette jeune fille aimable et superficielle était la compagne la moins propre à faire le bonheur d’un homme de sa nature. Ses amis étaient d’autant plus autorisés à compter sur son bon sens, qu’il avait jusque-là témoigné un mépris marqué pour les femmes. Écrivant d’Ecosse à Bailey, il disait, peu de mois avant sa rencontre avec Fanny : « Je sens que je ne suis pas juste envers les femmes. J’essaie en ce moment de leur rendre justice : je ne puis. Est-ce parce qu’elles sont si fort au-dessous de mes imaginations d’adolescent ? Quand j’étais écolier, je considérais une belle femme comme une vraie déesse… Je n’ai pas le droit d’attendre d’elles plus que la réalité… Mais n’est-ce pas extraordinaire ? Quand je suis avec des hommes,.. je suis libre de tout soupçon ; je me sens à l’aise. Quand je suis avec des femmes, j’ai de mauvaises pensées, de l’envie, de la tristesse ; je ne puis ni parler ni me taire ; je suis plein de soupçons, et par suite je n’écoute rien ; il me tarde de m’en aller. Il me faut absolument triompher de cela ; mais comment ? »

Ce que fut son amour pour cette Fanny qu’il avait d’abord dédaignée, nous l’apprenons par les lettres que M. Buxton Forman a publiées en 1878. Jamais amour ne fut plus semblable à un esclavage de la pensée et des sens. Ces lettres, — je ne parle que de celles qui furent écrites avant février 1820, c’est-à-dire avant la dernière maladie de Keats, — sont un long cri de passion et de désir. Il n’y est guère question que de la beauté de Fanny. Comme elle s’en plaint, il répond : « Pourquoi ne puis-je parler de votre beauté ? Aurais-je pu vous aimer sans cela ? Je ne puis concevoir d’autre origine de mon amour pour vous que votre beauté ; » et ailleurs : « J’imaginerai cette nuit que vous êtes Vénus et je prierai, prierai, prierai votre étoile comme un païen. » Il y a plus d’un trait vulgaire dans cette correspondance, dont Keats ne sort pas précisément grandi et qui, par cette raison, serait restée avantageusement dans les tiroirs de son éditeur. Mais il faut faire la part d’un caractère passionné, incapable de sentir avec mesure ou de se donner à moitié. Il lui écrit pendant une absence forcée : « Vous m’avez absorbé tout entier. J’ai, en ce moment, la sensation d’un être qui se dissoudrait ; je serais infiniment misérable si je n’avais l’espoir de vous revoir bientôt… Je me suis étonné quelquefois que les hommes pussent mourir pour la religion : j’en ai frémi. Je ne