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campagne, en pleine nature, à se laisser tomber dans les herbes drues, et là, couché tout de son long, à lire « une débonnaire et douce histoire d’amour ; » puis à regarder les nuages vaguer au ciel et à laisser passer, entièrement heureux, la journée, s’écoulant « comme une larme d’ange, qui tombe dans l’éther lumineux silencieusement. » — « La poésie de la terre n’est jamais morte, » dit-il ailleurs. Il l’a comprise, cette poésie, avec l’emportement elles ardeurs d’un amant. Il a mis de la sensualité dans son adoration du soleil et du midi, de cette patrie idéale où il n’était pas né et qu’il ne devait Voir que pour y mourir.

De même, une noble action, une belle pensée, en vers harmonieux, retentissait dans toute sa personne : sa bouche frémissait et ses yeux se remplissaient de larmes. Une fois, il lui arrive de lire l’épisode de Paolo et de Francesca dans la Divine comédie : aussitôt il a un rêve qui le transporte : « Ce fut, dit-il, l’un des plaisirs les plus vifs de ma vie. Je flottais dans l’atmosphère tourbillonnante, comme il est dit dans le poème, avec une belle créature, dont les lèvres étaient jointes aux miennes, à ce qu’il me semblait, pour un siècle ; et, au milieu de ce froid et de cette obscurité de l’enfer, j’avais chaud ; des arbres éternellement fleuris s’élevaient, et nous nous reposions sur eux avec la légèreté d’un nuage, jusqu’à coque le vent nous emportât ailleurs… Oh ! puissé-je rêver ainsi toutes les nuits ! »

Une pareille nature morale fait songer un lecteur français à Rousseau, à ce Rousseau que Keats a si profondément méconnu. Beaucoup de critiques anglais, dont Matthew Arnold et M. Sidney Colvin, voient dans cette extrême sensibilité aux impressions du dehors l’un des caractères de la race celtique, et en concluent volontiers que Keats avait du sang des Celtes dans les veines. Quoi qu’il en soit, il a été avant tout, dans sa première jeunesse, l’homme de ses impressions. Il a conçu le poète comme un être mobile et docile, jouet complaisant des choses du dehors, une âme semblable à une flamme vacillante, se courbant au moindre souffle. La faculté de sentir et d’imaginer des sensations est prépondérante en lui. Elles retentissent si vivement en sa nature qu’il n’a ni le temps ni le désir de les régler, et qu’il se laisse emporter à l’impression du moment sans tenter de résistance. On ne peut s’empêcher de songer, quand on essaie de se rendre compte de son imagination, à ces fontaines merveilleuses qu’il a décrites dans Endymion, qui se transforment instantanément en mille objets divers et revêtent mille formes inattendues. Voici que l’onde mobile prend la forme d’un saule-pleureur, puis celle d’une naïade ; puis c’est un cygne, que ce féerique jet d’eau ; puis il devient un chêne majestueux, et