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flammes. Esclaves, hâtez-vous ! Encore du bois ! Encore des flambeaux et des torches ! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille tes infâmes parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une faveur insigne, la tunique qu’elle revêt pour nettoyer les planchers.

Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d’ivoire, ou d’ébène, ou de cèdre qui, s’entr’ouvrant, laissaient couler des couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne sombre comme dans les holocaustes agréables de l’ancienne loi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à dévorer leurs splendides alimens. Alors les serviteurs s’enhardirent à l’ouvrage ; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles brodés d’argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles d’or. Trois robustes Éthiopiens accoururent, tenant embrassées ces statues colorées des Nymphes, dont l’une avait été aimée comme une mortelle ; et l’on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et, quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.

À ce moment. Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots, nu-pieds, et vêtue d’une tunique informe et grossière qui, pour avoir seulement touché son corps, s’imprégnait d’une volupté divine. Derrière elle, s’en venait un jardinier portant, noyé dans sa barbe épaisse, un Éros d’ivoire.

Elle lit signe à l’homme de s’arrêter et, s’approchant de Paphnuce, elle lui montra le petit dieu :

— Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes ? Il est d’un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son poids d’or. Sa perte serait irréparable, car il n’y aura plus jamais au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Considère aussi, mon père, que ce petit enfant est l’Amour et qu’il ne faut pas le traiter cruellement. Crois-moi : l’Amour est une vertu, et si j’ai péché, ce n’est pas par lui, mon père, c’est contre lui. Jamais je ne regretterai ce qu’il m’a fait faire et je pleure seulement ce que j’ai fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom. C’est pour cela qu’on doit l’honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli ! Comme il se cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier. Un jour, Nicias, qui m’aimait alors, me l’apporta en me disant : « Il te parlera de moi. » Mais l’espiègle me parla d’un