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THAÏS.

Va-t’en ! Je veux qu’on m’aime de corps et d’âme. Tous ces philosophes sont des boucs !


Les lampes s’éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers aux corbeaux. Zénothémis pressait dans ses bras Philinna défaite. Dorion versait sur la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis et que le philosophe poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante. Eucrite se leva ; et, posant le bras sur l’épaule de Nicias, il l’entraîna au fond de la salle.

— Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu ?

— Je pense que les amours des femmes sont les jardins d’Adonis.

— Que veux-tu dire ?

— Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année des petits jardins sur leur terrasse en plantant pour l’amant de Vénus des rameaux dans des vases d’argile ? Ces rameaux verdoient peu de temps et se fanent.

— Qu’importe, Nicias ? C’est folie que de s’attacher à ce qui passe.

— Si la beauté n’est qu’une ombre, le désir n’est qu’un éclair. Quelle folie y a-t-il à désirer la beauté ? N’est-il pas raisonnable, au contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l’éclair dévore l’ombre fuyante ?

— Nicias, tu me semblés un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi : sois libre. C’est par là qu’on est homme.

— Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps ?

— Tu le verras tout à l’heure, mon fils. Tout à l’heure tu diras : Eucrite était libre.

Le vieillard parlait, adossé à une colonne de porphyre, le front éclairé par les premiers rayons de l’aube. Hermodore et Marcus, s’étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous quatre, indifférens aux rires et aux cris des buveurs, s’entretenaient des choses divines. Eucrite s’exprimait avec tant de sagesse que Marcus lui dit :

— Tu es digne de connaître le vrai Dieu.

Eucrite répondit :

— Le vrai Dieu est dans le cœur du sage

Puis ils parlèrent de la mort :