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EUCRITE.

Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer. Mais si le bœuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et comme ce bœuf souterrain dont je vois ici le grand-prêtre et si la grenouille, sagement inspirée, parvient à l’égaler, ne sera-t-elle pas, en effet, plus vertueuse que le bœuf, et pourras-tu te défendre d’admirer une bestiole si généreuse ?

Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la bête comme s’ils voulaient téter, indiquaient que c’était une laie. Zénothémis, se tournant vers le moine :

— Amis, dit-il, un convive est venu de lui-même se joindre à nous. L’illustre Paphnuce, qui mène dans la solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.

COTTA.

Dis mieux, Zénothémis : la première place lui est due, puisqu’il est venu sans être invité.

ZÉNOTHÉMIS.

Aussi, devons-nous, cher Lucius, l’accueillir avec une particulière amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or il est certain qu’un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu’au parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en amenant l’entretien sur la doctrine qu’il professe et qui est celle de Jésus crucifié. Pour moi, je m’y prêterai d’autant plus volontiers que cette doctrine m’intéresse vivement par le nombre et la diversité des allégories qu’elle renferme. Si l’on devine l’esprit sous la lettre, elle est pleine de vérités, et j’estime que les livres des chrétiens abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés, non, comme on l’a dit, par l’esprit de Dieu, mais par un mauvais génie. Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent l’air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons ; mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire, le serpent aux ailes d’or, qui déroulait autour de l’arbre de la science sa spirale d’azur, était pétri de lumière et d’amour. Aussi, la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci brillante et l’autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours du monde. Adam et Eve vivaient heureux au jardin d’Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les gouverner, eux et toutes les générations qu’Eve portait déjà dans ses flancs magnifiques. Comme il ne possédait