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baisers de Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel. » Voilà comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend aujourd’hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée d’autrui et que tous nous lisons les livres un peu comme je viens de lire celui-ci...

Elle ne l’écoutait pas et son âme était encore devant le tombeau du Nubien, Comme il l’entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la nuque et lui dit :

— Ne sois pas triste, mon enfant. On n’est heureux au monde que quand on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens ; trompons la vie : elle nous le rendra bien. Viens ; aimons-nous.

Mais elle le repoussa :

— Nous aimer ! s’écria-t-elle amèrement. Mais tu n’as jamais aimé personne, toi ! Et je ne t’aime pas ! Non ! je ne t’aime pas ! Je te hais. Va-t’en ! Je te hais. J’exècre et je méprise tous les heureux et tous les riches. Va-t’en ! va-t’en !.. Il n’y a de bonté que chez les malheureux. Quand j’étais enfant, j’ai connu un esclave noir qui est mort sur la croix. Il était bon ; il était plein d’amour et il possédait le secret de la vie. Tu n’étais pas digne de lui laver les pieds. Va-t’en ! Je ne veux plus te voir.

Elle s’étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.

Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait plus longtemps, elle se hâtait d’en tirer toute joie et toute gloire. Au théâtre, où elle se montrait avec plus d’étude que jamais, elle rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les attitudes, dans les mouvemens, dans la démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les mondes, savans et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang des vertus et disaient : « Elle aussi, Thaïs est géomètre ! » Les ignorans, les pauvres, les humbles, les timides devant lesquels elle consentait à paraître, l’en bénissaient comme d’une charité céleste. Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et sur lesquels on faisait des proverbes dans la ville.

Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l’Inde et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des colonnades