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et cette mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la ceinture des matelots ivres en les amusant par des chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de l’odeur des boissons fermentées et des outres résineuses ; puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s’échappait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. C’étaient tous les jours les mêmes scènes : les matelots contant leurs périls, quand l’Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets et demandant, en blasphémant les dieux, la meilleure bière de Cilicie. Chaque nuit, l’enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les écailles d’huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les fronts, au milieu des hurlemens furieux. Parfois, à la lueur des lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.

Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l’esclave de la maison, Nubien plus noir que la marmite qu’il écumait gravement, était bon comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et il lui contait d’antiques récits où il y avait des souterrains pleins de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, d’habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un père, comme une mère, comme une nourrice, et comme un chien. Elle s’attachait au pagne de l’esclave et le suivait dans le cellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs agrès.

Accablé de mauvais traitemens par ses maîtres, il avait une oreille déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne songeait à se demander d’où il tirait la consolation de son âme et l’apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu’un enfant. En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d’une voix grêle des cantiques qui faisaient passer dans l’âme de Thaïs des frissons et des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux :

— Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu d’où tu viens ? — J’ai vu le suaire