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C’était tout un quartier dont la construction était suspendue, faute d’argent. Je me demandais, en cherchant dans la boue des nouvelles rues le tracé des ombreuses allées de l’ancienne villa, si ces lourdes bâtisses inachevées, élevées par un syndicat en faillite sur les jardins d’un prince romain, devaient être le symbole de l’Italie moderne.


VI

Ce que la triple alliance est en train de faire de la péninsule, M. Gladstone vient de le dire. Combien différente eût été la situation de l’Italie si, au lieu de s’enchaîner à Berlin et à Vienne, elle eut gardé les mains libres ! Elle ne courrait pas le risque d’être entraînée par ses alliés dans des querelles qui ne sont pas les siennes. Elle n’accablerait pas ses paysans d’impôts pour affermir le joug de l’Allemagne sur l’Alsace-Lorraine et assurer à l’Autriche l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. N’ayant pas déclaré son choix, elle se verrait recherchée et courtisée de tous. Une guerre surviendrait, qu’elle pourrait faire ses conditions et réaliser à bon prix son alliance ou sa neutralité. Les bénéfices de la guerre sont aléatoires, ceux de la paix, certains. Une Italie libre eût mis largement à profit la paix précaire des dernières années. Elle en eût profité pour augmenter ses ressources en diminuant ses charges, pour donner à ses finances tendues à l’excès l’élasticité qui leur manque, en un mot, pour élargir et fortifier les bases de sa puissance.

Que M. Crispi nous permette un rapprochement qui n’a rien d’injurieux pour ses compatriotes. Comparez l’Italie à la Russie, dont elle a pris la place dans la triple alliance. Entre les finances des deux États, il y a plus d’un trait de ressemblance. Toutes doux, la massive Russie et la svelte Italie, sont retardées dans leur développement par le poids des impôts et de la dette qu’elles traînent après elles ; toutes deux ne peuvent guère emprunter qu’en recourant à l’étranger. Il y a peu d’années, les fonds italiens étaient côtés au-dessus des fonds russes ; et c’était justice, car, par tous les élémens de la civilisation, le jeune royaume était en avance sur le colosse slave, et, par sa situation géographique, il semblait moins exposé à la guerre. Aujourd’hui, les fonds russes ont dépassé les fonds italiens. Qui a renversé la balance ? La triple alliance. Pendant que l’Italie armait avec ostentation pour le compte de Berlin et de Vienne, le tsar, tout en maintenant ses armées sur un pied formidable, savait inspirer confiance dans ses intentions pacifiques. Avec l’aide des capitaux français, il procédait, en dépit des attaques de Berlin, à de vastes conversions, allégeant d’autant ses finances.