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célébré, dans une lettre publique[1], il gran vecchio patriota qui, dans le livre vert pour Massaoua, a vengé la dignité de l’Italie. Le poète en a été si transporté que, oubliant anciens vers et anciens discours contre les Kaiser allemands ou autrichiens, M. Carducci en a applaudi à la triple alliance, tout en la déclarant non intiero amor suo. Cette réserve ne nous surprend pas, de la part du barde démocratique qui, dans le Ça ira de ses Rime nuove, chantait, il y a peu d’années encore, Kellermann et Kléber leon ruggente, et Desaix, et Marceau, et « Hoche sublime. » L’Italien a en lui du poète et de l’artiste ; une politique bruyante, à fanfares sonores, à éclats et à fracas, ne déplaît point à son imagination méridionale. C’est ce sentiment qui, au milieu des souffrances de la péninsule, fait la force de M. Crispi ; il a, pour lui, l’amour-propre national.

Le successeur de M. Depretis a aussi, pour lui, le plus utile des agens secrets : la presse française. Les attaques des feuilles du boulevard ont beaucoup contribué à son ascendant. On pourrait presque dire que son prestige a été fait par les journaux français. Un homme d’état vilipendé par les pays voisins en devient plus grand aux yeux de ses compatriotes. Rien ne vaut pour un ministre les railleries ou les invectives des journalistes du dehors. C’est une recommandation d’autant plus précieuse qu’elle ne coûte rien. Que M. Ferry n’a-t-il eu la bonne fortune d’être le point de mire de quelque Figaro ou Gaulois allemand ou italien ; il serait encore au quai d’Orsay. M. Crispi est trop habile homme pour ne pas tirer parti du concours gratuit que lui fournit la presse de Paris. Il sait qu’il n’a rien à redouter de ses attaques ou de ses insinuations. Un Parisien qui n’a jamais franchi la banlieue peut se représenter M. Crispi comme un humble instrument de la politique de Friedrichsruhe. Les Italiens connaissent trop la superbe de leur premier ministre pour en avoir pareille opinion. Un Crispi n’est le valet de personne, pas même d’un Bismarck. En est-il le jouet, c’est à son insu.

On se figure parfois M. Crispi comme le compère de M. de Bismarck, comme l’homme qui, au signal convenu, doit brouiller les cartes pour faire le jeu de son patron. Je doute fort, pour ma part, que l’ancien garibaldien accepte pareil rôle. Il est homme à travailler pour son propre compte. De même, quand on dit qu’il est tout Allemand, on se trompe ; il n’est pas plus Allemand que Français ; il est Italien. Il fait de la politique italienne ; pour être complet, il faudrait dire de la politique crispinienne. Peut-être cette politique n’est-elle pas sans préjugés ; peut-être est-elle à courte vue, plus préoccupée du présent que de l’avenir, plus soucieuse

  1. En février 1889.