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été, et au cœur même de l’hiver, on a vu les peuples et les gouvernemens, réveillés par des alarmes soudaines, se demander si les armées n’allaient pas enfin s’entro-choquer. Au poids sans cesse croissant des charges militaires qui pèsent sur notre malheureuse Europe, la triple alliance a ajouté le fardeau des inquiétudes qui paralysent toutes les affaires. Cette paix qu’elle se vante de nous conserver, elle nous en a gâté les fruits ; elle nous rend malaisé d’en jouir en nous la montrant plus précaire que jamais ; « Profitez de la paix, semble-t-elle nous dire, pendant qu’elle dure encore ; pour la défendre, nous avons aligné des millions de soldats tout prêts à marcher ; pour la rendre plus sûre, nous allons encore augmenter nos régimens et nos batteries. » Les discours les plus pacifiques prononcés en brandissant l’épée et applaudis avec des hourras ont quelque chose de peu rassurant. C’est l’air qui fait la chanson, dit un de nos proverbes. Il est difficile de nier que le ton et les allures des souverains ou des ministres des états alliés aient quelque chose de provocant. C’est un défi qu’ils semblent parfois porter à leurs voisins d’Occident ou d’Orient. En entendant leurs toasts ou en lisant leurs notes, on songe involontairement à ces forts de la halle qui vous montrent le poing en disant : « Viens-y ! »

Ici encore, je prierai nos voisins d’Italie de vouloir bien se mettre à notre place. Que dirait-on à Rome et à Berlin si la France et la Russie faisaient savoir au monde qu’elles viennent de signer une alliance pour le maintien de la paix ? Imaginez le tsar Alexandre III venant passer des revues à Paris, ou le président de la république française, escorté de son ministre des affaires étrangères, faisant une visite à Pétersbourg ou à Gatchina. Je doute que cela fût pris à la Consultà comme un gage de paix. La triple alliance pourrait cependant donner, aux puissances visées par elle, quelque envie de se concerter en vue de certaines éventualités. Pourquoi ne l’ont-elles pas fait ? Par sagesse, par prudence, par amour de la paix. Ni la France, ni la Russie n’ont voulu imiter les procédés des trois puissances centrales : à Paris comme à Pétersbourg, on est pacifique, et, voulant la paix, on ne veut pas répondre à la triple alliance par une contre-alliance, qui serait prise comme la préface de la guerre. Mieux vaut ne pas relever le gant. Si, malgré les nuages amoncelés à l’Orient et à l’Occident, la guerre n’a pas encore éclaté sur l’Europe, à qui le doit-elle ? Aux deux puissances signalées comme les perturbatrices du continent : à la république française et au tsar russe.

Quel a été « l’ange de la paix ? » ainsi que s’exprimaient les mystiques à la chute de Napoléon. Les Italiens nous accuseraient de railler si nous disions que c’est M. Crispi. L’ange de la paix, s’il en est un, au siècle du démon des armemens, c’est l’empereur