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doit rien, les Italiens savent ce qu’ils en doivent penser. Les politiques peuvent reléguer dans l’ombre les lointains souvenirs de 1859, le peuple de la Lombardie et des Romagnes a la mémoire plus fraîche ; il sait que, sans les pantalons rouges, les habits blancs pourraient encore monter la garde sur la place du Dôme de Milan, et le drapeau jaune et noir flotter sur les portiques des rues de Bologne. Le droit à l’ingratitude, les politiques les plus dégagés ne l’ont jamais proclamé. Interrogez-les : ils vous diront que, si, en 1870, l’Italie n’a pas payé à la France la dette de 1859, la faute en est à la légèreté du gouvernement français, au coup de tête de 1870, à la rapidité et à l’imprévu des événemens.

Le fait est que, en 1869, alors que le choc de la France et de l’Allemagne semblait inévitable, l’Italie nous a offert son alliance. Le diplomate dont les études ont jeté le plus de clarté sur la politique du second empire, M. Rothan, a raconté l’échec de cette négociation[1]. La France cherchait à conclure une alliance avec l’Italie et l’Autriche-Hongrie. Le cabinet de Florence ne refusait pas son concours ; il est vrai qu’il y mettait le prix. Les états, d’habitude, ne traitent pas gratis ; la France elle-même, avant dépasser les Alpes, avait stipulé la cession de la Savoie et de Nice. Le gouvernement italien demandait Rome ; l’opinion ne lui eût pas permis de se lier à moins. L’Autriche, la catholique Autriche ne s’en effarouchait point ; elle pressait la France « d’enlever à l’Italie cette épine de Rome. » Le gouvernement français ne sut pas s’y décider. Quelque intérêt qu’eût, pour nous, à pareille heure, une alliance franco-austro-italienne, il y avait, on ne saurait le méconnaître, un obstacle à la condition qu’y mettait l’Italie. Ce n’étaient pas seulement les influences féminines qui s’employaient aux Tuileries pour le Vatican ; c’était une chose qui, de tout temps, acompte en France : l’honneur. La France ne pouvait éternellement demeurer en faction au château Saint-Ange ; le jamais de M. Rouher au corps législatif avait été le mot d’un avocat plaidant pour un client en vue d’un succès d’audience ; un homme d’État sait que jamais et toujours n’appartiennent pas à la langue politique. La France ne pouvait prolonger longtemps l’occupation de Rome ; mais il lui était difficile, Pie IX vivant, de paraître trafiquer d’un vieillard désarmé, qu’elle-même avait rétabli sur son trône temporel. Donc la triple alliance rêvée par M. de Beust échoua, par le refus de la France, et non de l’Italie. Elle échoua, pour le malheur de l’Europe et le malheur de la papauté, emprisonnée dans son Non possumus ; car, en cédant à Rome la place aux Italiens, la France eût pu obtenir au saint-siège, ce qui manque aujourd’hui aux guarentigie italiennes, une garantie internationale.

  1. G. Rothan, Souvenirs diplomatiques : l’Allemagne et l’Italie.