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ne s’agit pas seulement de ceux qui, toujours animés de la vieille passion irrédentiste et révolutionnaire, voient dans l’Autriche l’éternelle ennemie, la maîtresse de terres italiennes, de Trente, de Trieste. Bien d’autres Italiens sensés, sérieux, réfléchis, n’en sont pas à voir les dangers de ces vastes combinaisons où leur pays est entraîné. Ils sentent que tout est péril dans cette politique d’illusions, et ce sentiment vient de se traduire avec force, avec éclat, dans une série d’études, — Pensées sur la politique italienne, — publiées par la Nouvelle anthologie, écrites par M. Stefano Jacini. Celui-là n’est pas un ennemi ; c’est un Italien de la vieille école, un ancien ministre, un contemporain de Cavour et de tous ceux qui ont fait l’Italie. M. Stefano Jacini examine tout, les conditions générales et les relations naturelles de son pays, l’origine du refroidissement avec la France, ce que l’Italie peut gagner, ce qu’elle peut perdre par la triple alliance, les chances de paix et de guerre. C’est une étude faite avec sagacité, avec un dévoûment prévoyant pour la nation italienne et une juste, une intelligente impartialité à l’égard de la France. Évidemment M. Jacini, comme bien d’autres, reste persuadé que l’Italie aurait eu une autre politique à suivre, que, sans se désintéresser des affaires de l’Europe, elle devait demeurer étrangère aux passions et aux mêlées du moment. On a entraîné la nation italienne dans les aventures ; on a cédé à ce que l’auteur appelle la megalomania. L’Italie a pu sans doute y trouver quelques avantages plus flatteurs pour son amour-propre qu’utiles à sa puissance. En revanche, elle a perdu sa liberté d’action ; elle a été obligée de s’imposer des dépenses ruineuses ; elle s’est exposée à se faire une ennemie de la France, qui a combattu pour elle, qui reste « une nation pleine d’avenir. » Elle a compromis ses plus graves intérêts pour une politique qui n’est pas la sienne, sans pouvoir compter sur des compensations proportionnées aux sacrifices qu’elle subit, aux dangers de toute sorte qu’elle peut courir.

Quand M. de Bismarck, avec sa dextérité audacieuse et la puissance de fascination que donne toujours le succès, s’efforce de neutraliser les uns, d’engager les autres dans sa cause, d’agrandir par tous les moyens la sphère de son action, c’est tout simple, il est dans son rôle ; plus il compromet ses alliés, plus il étend le cercle de la lutte qui pourra s’engager et plus il a de chances favorables. Que peut gagner l’Italie à une guerre générale ? elle risque tout simplement, même dans le cas d’une guerre heureuse, d’avoir contribué à reconstituer un empire d’Occident, dont elle sera réduite à subir la suprématie, et ce qu’elle a de mieux à faire, c’est, non pas de se dégager par une brusque évolution qui la déconsidérerait aux yeux de ses alliés et de ses adversaires, mais de mesurer son action, d’attendre le moment où elle pourra retrouver sa liberté. Qu’en sera-t-il de ces conseils de sagesse et