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nourri de la lecture et de la méditation des ouvrages d’Adrien Sixte, le profond auteur de la Psychologie de Dieu, de la Théorie des passions et de l’Anatomie de la volonté, est entré comme précepteur dans la famille, des Jussat-Raudon. La famille de Jussat est composée de cinq personnes : le père, ancien ministre plénipotentiaire, malade imaginaire, tyran involontaire et inconscient des siens ; la mère, bonne personne, d’ailleurs insignifiante ; un fils aîné, capitaine de dragons ; un fils plus jeune, l’élève de Robert Greslou ; et une jeune fille. Persuadé que « toutes les âmes doivent être considérées par le savant comme des expériences instituées par la nature, » — c’est une leçon de son maître, — Robert Greslou forme le projet, dès qu’il a vu Charlotte de Jussat, de la séduire, pour essayer à la fois sur elle une étude physio-psychologique du mécanisme de l’amour, et sur lui-même la justesse de ses théories. Il est pris à son propre piège ; la nature l’emporte sur le calcul ; et l’instinct est plus fort que l’esprit de système. Comme d’ailleurs il est jeune, séduisant et intéressant, Charlotte, elle aussi, l’aime et se laisse aller dans ses bras, presque sans le vouloir, sous la seule condition qu’ils s’empoisonneront aussitôt pour mourir ensemble. Mais, l’amour de la vie, peut-être, et, surtout l’amour de son amour se réveillant en Robert, la jeune fille tient la promesse qu’elle s’était faite et meurt, après avoir écrit à son frère, en lui remettant le soin de sa vengeance. Robert Greslou, arrêté sous l’inculpation d’assassinat de Mlle de Jussat, se renferme devant ses juges, et jusqu’en cour d’assises, dans un orgueilleux mutisme. Connaissant en effet la lettre de Charlotte, comme il sait que M. de Jussat a dans les mains la preuve qu’il n’a pas empoisonné sa sœur, il lui plaît, par son silence, de forcer un peu de l’estime de l’homme dont il a misérablement déshonoré le foyer. Il est vrai qu’entre temps il n’a pas négligé de faire parvenir sa confession entière à son « illustre maître, » le grand Adrien Sixte ; et bien lui en a pris, car, sans Adrien Sixte, le capitaine de Jussat, après une hésitation douloureuse, le laisserait monter à l’échafaud. Mais le capitaine de Jussat se décide à parler ; sa déposition entraîne l’acquittement immédiat de Robert Greslou ; et c’est le capitaine lui-même qui venge de sa main la honte et la mort de sa sœur en exécutant Robert Greslou d’un coup de pistolet.

Ce qu’il y a de fâcheux dans ces sortes d’analyses d’un beau roman ou d’un vrai drame, c’est qu’en n’en donnant que les lignes les plus générales, on trahit, à vrai dire, l’auteur dramatique ou le romancier. Si, par exemple, on a pu, dans ces quelques lignes, entrevoir le caractère original et pur, vivant et romanesque de Charlotte de Jussat, on ne le connaît cependant pas ; et si je dis que M. Paul Bourget n’en avait pas encore tracé de plus vrai ni de plus « sympathique, » il faudra qu’on m’en croie sur parole. Mais c’est surtout le principal personnage,