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que la « vérité » qu’ils croient avoir découverte n’est qu’une erreur plus subtile et plus orgueilleuse à la fois : et qu’en vain ont-ils raisonné le mieux du monde, leurs conclusions doivent être fausses, — puisqu’elles sont dangereuses.

Si cela est vrai même des savans, combien cela ne l’est-il pas plus encore des « penseurs » ou des philosophes ! Oh ! je sais bien, en le disant, de quelle étroitesse d’esprit je vais me faire accuser. Je le dirai pourtant. Fussiez-vous donc assuré que la « concurrence vitale » est la loi du développement de l’homme, comme elle l’est des autres animaux ; que la nature, indifférente à l’individu, ne se soucie que des espèces ; et qu’il n’y a qu’une raison ou qu’un droit au monde, qui est celui du plus fort, il ne faudrait pas le dire, puisque, de suivre ces « vérités » dans leurs dernières conséquences, il n’est personne aujourd’hui qui ne voie que ce serait ramener l’humanité à sa barbarie première. Fussiez-vous assuré que l’homme n’est pas libre, et, selon la forte expression de Spinoza, que, lorsqu’il croit l’être, « il rêve les yeux ouverts, » il ne faudrait pas le dire, puisque l’institution sociale et la morale entières reposent, comme sur leur unique fondement, sur l’hypothèse ou sur le postulat de la liberté. Mais le fait est, d’ailleurs, que de tout cela nous ne savons rien. Si la liberté n’est qu’une hypothèse, le déterminisme en est une autre, au nom de laquelle, par conséquent, on ne peut, sans manquer soi-même à la science, rien prescrire, ni conseiller, ni insinuer seulement qui ne réserve expressément les droits de l’hypothèse adverse. Quand il serait démontré que la concurrence vitale est la loi des espèces vivantes, il resterait à démontrer que l’homme est lui-même une espèce comme les autres ; — et c’est ce que l’on affirme autour de nous, dans les conseils municipaux, par exemple ; — mais c’est ce que l’on est si loin d’avoir encore établi qu’il serait presque plus facile d’établir le contraire. Et ce qu’il faut maintenir en tout cas, comme une condition d’existence aussi nécessaire à l’homme qu’une certaine quantité de nourriture ou d’air respirable, c’est que c’est la morale qui juge les métaphysiques, attendu qu’une métaphysique n’est rien de plus qu’une recherche de l’origine, de la loi et de la un de l’homme. Je suis fâché qu’il y ait parmi nous tant de métaphysiciens qui l’ignorent.

A peine ai-je l’air ici de parler d’un roman. Ces observations ne sont pourtant pas inutiles à l’intelligence du Disciple ; et je les ai crues même indispensables, si l’on en veut apprécier à son prix la valeur singulière, je dirais volontiers presque unique dans le roman contemporain. Car, il faut bien le redire encore, parmi les jeunes romanciers, l’auteur de Cruelle Énigme, de Crime d’amour, de Mensonges, n’a pas toujours cette facilité, cette abondance et cette originalité d’invention qui distingue les uns ; et, dans le Disciple même, on pourrait noter