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avait plus d’aisance dans les classes inférieures et plus de sagesse dans les lois, que l’Angleterre avait eu alors son âge d’or et « que malgré un faste apparent de brillans palais, de routes et de canaux, sa glorieuse révolution l’avait rendue misérable. » Il pensait aussi que le plus grand mal de notre temps est la fureur de sortir de sa condition et de sacrifier le bonheur aux vanités.

Il avait assisté un jour à la vente forcée des biens d’un fermier chassé de sa ferme. Ce spectacle lui a inspiré quelques pages admirables, vraiment dignes de Rousseau. Il avait vu dans cette ferme envahie par les huissiers de grands meubles de chêne, des armoires, des tables gigantesques, des lits hauts comme des maisons, des salles aux solives sculptées, toute la magnificence des vieux âges, « et au milieu de ces débris antiques, un petit salon à la moderne, orné de mauvais acajou, de petites chaises qui n’avaient que le souffle, de petits miroirs qui n’auraient point déshonoré l’arrière-boutique d’une lingère de Londres. » Ce beau changement était l’œuvre du fermier Charington à qui l’envie était venue de se faire appeler M. le chevalier de Charington. Cobbett remarquait à ce propos que jadis les fermiers anglais logeaient et nourrissaient tout leur monde, qu’on s’asseyait tous à la même grande table de chêne, qu’on priait ensemble avant le repas et qu’on buvait de la même bière, que désormais les mœurs avaient bien changé, que l’ouvrier touchait sa paie et allait la manger dans quelque trou, pendant que le fermier, transformé en gentillâtre, avait des carafes de cristal, des fourchettes à manche d’ébène, des couteaux à manche d’ivoire, des assiettes de porcelaine. « Que feront les enfans ? Travailleront-ils à la terre ? Fi donc ! ils auraient honte. Les voilà commis, clercs d’huissier, garçons de boutique, corrompus sans éducation, vicieux sans élégance, perdus dans la masse des inutiles et des mécontens… Ah ! me disais-je, si cette grande vieille table de chêne eût conservé ses anciennes attributions, que de livres de pain bis, que de tranches de lard et de bœuf salé eussent satisfait l’appétit des travailleurs ! Que va-t-on faire de la vieille table ? Quelque agioteur enrichi la dépècera pour construire un pont chinois sur une rivière artificielle. Non, non, je l’achèterai ; je veux l’acheter comme une relique, la vieille table du fermier ; je veux la conserver avec respect, en souvenir du bien qu’elle a fait au monde ! »

Un bon fermier, au teint vermeil, aux mœurs antiques, qui ne boit pas de vin et ni veut être que fermier, voilà l’homme selon le cœur de Cobbett, et devenu fermier lui-même, il pratiqua les sagesses et les vertus qu’il prêchait dans ses livres. Toutefois, on aurait pu lui représenter que s’il était fier de sa ferme, il était plus fier encore du journal qu’il rédigea vingt-neuf ans durant, et que le métier de journaliste, peu connu du bon vieux temps, n’a pas été inventé par la nature. Il aurait sûrement