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graviront. La grande ruche est en pleine activité. Plusieurs villes ont surgi dans ses entrailles, avec leurs commerces variés, leurs mœurs spéciales, leurs désignations géographiques. On mange au premier étage, on imprime au second, on s’ébahit au troisième. Du haut en bas, c’est un va-et-vient perpétuel d’insectes dans les fils de la toile d’araignée. Les cages des ascenseurs s’élèvent le long des poutres ou plongent dans le gouffre, paradoxes inquiétans qui narguent les lois de la pesanteur. Victor Hugo nous manque pour concentrer dans l’âme d’un Quasimodo la vie intérieure de la Tour. Il nous manque aussi pour en décorer le faite, ce qui lui eût paru la destination providentielle du pylône. A défaut de Quasimodo, je gagerais que déjà, dans quelque brasserie du ventre de la Tour, grandit un petit Rougon-Macquart.

Je suis allé chercher sur le sommet les impressions que mon journal m’avait prescrit d’y recevoir. Pour quelques-unes, mon journal m’avait trompé, je l’ai constaté avec étonnement. Il disait qu’on était surpris tout d’abord par l’arrêt du mouvement de Paris, par l’immobilité des foules dans les rues et au pied de l’édifice. Comme moi, mes compagnons furent unanimes à remarquer l’accélération de ce mouvement, la hâte fiévreuse du peuple de Lilliput. Les piétons paraissent courir, en jetant la jambe avec des gestes d’automates. Un instant de réflexion fait, comprendre qu’il en doit être ainsi ; notre œil juge les hommes, d’une hauteur de 300 mètres, comme il juge habituellement les fourmis, d’une hauteur de 1 mètre 1/2 ; le rapport est à peu près le même. Qui ne s’est écrié souvent : « Comment de si petites bêtes courent-elles si vite ? » La comparaison est exacte de tout point, car l’agitation de ces multitudes d’atomes, évoluant en sens contraires, parait, à cette distance, aussi inexplicable, aussi bizarre que les allées et venues d’une fourmilière en émoi ; ce que l’observateur des fourmis pense de leur société, le phénomène optique conduit tout naturellement l’esprit à le penser de la vie parisienne, de la vie sans épithète. Mon journal disait encore que l’oscillation est sensible par les grands vents. J’ai questionné le gardien du phare : « On sent parfois, me répondit-il, un peu de ballant, quand l’air est très calme ; il n’y en a jamais quand il vente ; le vent cale la Tour. » A cela près, tout ce qu’on a dit sur la beauté du panorama est justifié. Le jour, on peut préférer à cette vue urbaine les vastes et pittoresques horizons qui se déroulent sous un pic des Alpes ; le soir, elle est sans égale dans le monde.

L’un de ces derniers soirs, je m’attardai là-haut assez avant dans la nuit. J’étais resté seul dans la cage vitrée, toute pareille à la dunette d’un navire, avec ses chaînes, ses cabestans, ses lampes