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et grimper dans ses flancs, les dernières résistances faiblirent chez les plus récalcitrans. Il se trouva qu’au lieu d’écraser l’Exposition, comme on l’avait prédit, la porte triomphale encadrait toutes les perspectives sans rien masquer. Le soir, surtout, et les premiers jours, avant que les guinguettes eussent empli de leur bruit le premier étage, cette masse sombre montait au-dessus des feux du Champ de Mars avec une majesté religieuse. Je la regardais souvent, alors ; pour la juger par comparaison, je me rappelais les impressions ressenties devant ses sœurs mortes, les constructions colossales des vieux âges qui dorment au désert, en Afrique, en Asie. Je dus m’avouer qu’elle ne leur cédait en rien pour la suggestion du rêve et de l’émotion. Ses aînées ont sur elle deux avantages : le temps, qui délivre seul les lettres de grande noblesse ; la solitude, qui concentre la pensée sur un objet unique. Donnez-lui ces tristes parures, elle rendrait l’homme aussi pensif. Elle a d’autres prestiges : ses trois couronnes de lumière suspendues dans l’espace, la dernière si haute, si invraisemblable, qu’on dirait une constellation nouvelle, immobile entre les astres qui cheminent dans les treillis du sommet. A défaut de la longue tradition de respect, patine idéale aussi nécessaire aux monumens que la patine des soleils accumulés, la Tour a la séduction de ces milliers de pensées qui s’attachent à elle au même instant, le charme des femmes très regardées et très aimées. Il y a dans ces sept millions de kilos de fer une aimantation formidable, puisqu’elle va arrachera leurs foyers les gens des deux mondes ; puisque, dans tous les ports du globe, tous les paquebots mettent le cap sur l’affolante merveille.

Avant de remuer les exotiques, cette aimantation agit sur la population parisienne. Avec quelle unanimité ce peuple a adopté sa Tour ! Il faut entendre les propos vengeurs des couples ouvriers, arrêtés sous l’arche. Tout en écarquillant les yeux, ils s’indignent contre « les journalistes » qui dénigrèrent l’objet de leur culte. Un jour de l’autre semaine, je me trouvais dans la galerie de sculpture, devant le plâtre de M. Thiers. Un passant s’approcha, un homme d’âge, aux favoris grisonnans ; le visage et le costume indiquaient un cultivateur aisé, quelque gros fermier qui venait exposer ses fromages à l’alimentation ; on tout cas, ce visiteur était étranger à Paris, car il me demanda de lui nommer la tête si connue, surmontée du toupet légendaire. Je ne sais trop pourquoi, j’eus un bon mouvement pour le petit homme de plâtre : — « C’est M. Thiers, le libérateur du territoire ; on va précisément lui ériger une statue, et si vous voulez souscrire votre pièce de 5 francs, il faut l’adresser à tel ou tel journal. » Mon interlocuteur resta de glace à cette