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génie tout vivant sur cette place, où nous pouvons mesurer sa puissance et son universalité. On ne saurait trop redire à la France, si fière de sa force intellectuelle et industrielle, qu’il y a d’autres forces dans le monde, forces brutales, forces morales aussi. Le moment viendra d’en faire le calcul, dans notre examen final, et de marquer celles qui nous manquent. Je crois bien qu’alors nous emploierons un langage plus exact, dicté par les leçons que nous aurons reçues de la science, durant notre voyage. La science nous aura enseigné qu’il n’y a qu’une seule force, susceptible des applications les plus diverses ; toute machine qui ne se prête pas à ces transformations de l’énergie unique est condamnée, comme arriérée et imparfaite. Les lois du monde physique n’étant que la figure des lois du monde moral, dans ce dernier aussi la force est une ; sagement distribuée, elle doit animer le cœur pour tous les offices de la vie. Mais dans cet ordre d’idées, il est préférable de rendre à la force son beau nom romain, vertu, et d’appeler ses métamorphoses des transformations de vertu. Notre vertu de travail pourra en offrir un exemple. Je m’explique. Le jour de l’inauguration, je me trouvais dans la foule qui inondait le Champ de Mars ; ce jour-là, elle n’avait qu’une âme, une âme excellente, cette foule gaie, souple, vibrante, si facilement remuée et conquise par la claire vision d’une grande chose. Le coup de canon de l’ouverture retentit : je pensai alors aux pressentimens des pessimistes, à l’autre coup de canon, dans la note grave, qui peut appeler demain tous ces hommes au rendez-vous de la mort. Il me parut, — les pessimistes vont rire de ma naïveté, — qu’à ce moment, en pleine fête du travail, ce peuple était accordé au diapason voulu pour toutes les exigences de la patrie, et qu’il se porterait où il faudrait, comme il était venu là, du même élan, si la voix grave lui commandait un changement de front, — un changement de cœur. Ayez donc confiance en ce peuple, vous tous qui lui demandez d’avoir confiance en vous !

Mais nous causons à la porte, et le temps presse. Entrons par l’un des guichets, donnons nos tickets, puisque c’est le terme officiel ; je n’aurais jamais cru que la langue française fût si pauvre et le mot billet si insuffisant. L’élégante perspective de gazons, d’eaux et de fleurs s’étend devant nous, entre les dômes polychromes des palais et le labyrinthe des pavillons multicolores. Où irons-nous d’abord ? Où va la foule, au gros morceau, à la grande attraction, à la tour Eiffel ou tour en fer. Par une opération populaire bien connue des philologues, les deux consonnances glissent insensiblement l’une dans l’autre et préparent de cruels embarras aux biographes de l’avenir, qui hésiteront sur la véritable étymologie.