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grâce de la vie, mais non sans se plaindre amèrement de ses ministres qui, après l’avoir jeté à l’abîme, l’abandonnaient lâchement. Le colonel lui dit alors qu’il avait ordre de le conduire abord d’un bateau déjà préparé pour le recevoir. Après de longs pourparlers, il fut convenu que l’embarquement n’aurait lieu que le jour suivant. C’était bien le moins que l’on fit cette concession. Les gardes du corps du roi reçurent l’ordre d’évacuer la résidence, ce qu’ils firent eu déposant leurs armes de parade et en n’emportant que les nattes sur lesquelles ils dorment d’habitude. Il est difficile de s’imaginer un aspect plus misérable que celui de ces hommes. Ils n’avaient sur eux rien qui ressemblât à un uniforme militaire, car leur habillement se résumait en un simple lambeau d’étoffe. Dès qu’ils furent partis, des soldats anglais entrèrent dans le palais, baïonnette au fusil ; puis des sentinelles occupèrent les issues. Des servantes indigènes, attachées au service des femmes du roi, eurent la liberté d’empaqueter et d’emporter leurs hardes. Elles en usèrent et abusèrent pour s’adjuger un grand nombre de pièces de soieries, des parfums d’un grand prix, des vêtemens royaux et jusqu’à des livres de prix. On fit cesser cet odieux pillage, et une forte garde s’installa dans le jardin, où le roi, dans un élégant pavillon aux colonnades dorées, s’était transporté pour passer fraîchement la nuit. Au lever du jour, des officiers de garde et leurs amis crurent pouvoir s’approprier, — par droit de conquête, — ce qui, dans les salons du palais, leur parut valoir la peine d’être emporté.

Le 29, au matin, d’autres troupes, commandées par le général Prendergast, prirent la direction de la résidence royale avec la résolution bien arrêtée d’en ramener le prisonnier royal, dût-on employer la force. Lorsqu’on lui intima l’ordre de marcher pour être embarqué, une scène des plus émouvantes eut lieu. Le roi et deux des reines, ses épouses légitimes, tombèrent aux genoux du colonel, les embrassèrent, en le suppliant de leur accorder deux jours, ensuite un seul, et puis enfin quelques heures de répit. Ce fut refusé, et comme le roi tergiversait encore, que la chaleur était accablante, une compagnie de soldats, conduite par le général, se porta au pas de charge dans le jardin. À cette vue, Thibô pâlit affreusement, et les deux reines s’accroupirent en gémissant aux pieds de leur seigneur et maître, lequel, malgré son grand trouble, parut surpris de les Voir parées de leurs diamans. La reine mère, dont les instincts sanguinaires étaient bien connus des personnes présentes, survint alors également, et, farouche, s’agenouilla sans verser une larme aux pieds de son fils d’adoption. Quelle heure émouvante et quel tableau ! A la droite du souverain déchu, trois serviteurs fidèles, le front prosterné, agenouillés