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THAÏS

suis plongé, comme dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours.

Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la connaissance qu’il avait des cœurs, il comprit que la grâce de Dieu n’était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n’était point encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit rien, de peur que l’édification tournât en scandale. Car il arrive parfois qu’en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau en péché, loin de les convertir. C’est pourquoi ceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence.

— Adieu, donc ! dit-il, malheureux Timoclès.

Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.

Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l’eau qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur la berge leur doux feuillage gris ; des grues volaient en triangle dans le ciel clair, et l’on entendait parmi les roseaux le cri des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailes d’oiseau, où, çà et là, au bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis que des îles, lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient s’échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d’oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, la grasse vallée étendait jusqu’au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans la joie ; le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terre s’exhalait en poussières odorantes. À cette vue, Paphnuce, tombant à genoux, s’écria :

— Béni soit le Seigneur qui a favorisé mon voyage ! Toi qui répands ta rosée sur les figuiers de l’Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre ta grâce dans l’âme de cette Thaïs, que tu n’as pas formée avec moins d’amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. Puisse-t-elle fleurir par mes soins, comme un rosier balsamique dans ta Jérusalem céleste !

Et chaque fois qu’il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il songeait à Thaïs. C’est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de journées cette Alexandrie, que les Grecs ont surnommée la belle et la dorée. Le jour était levé depuis une heure, quand il découvrit du haut d’une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans une vapeur rose. Il s’arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine :

— Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le péché, l’air brillant où j’ai respiré des parfums empoisonnés, la