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THAÏS

dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, chantaient des psaumes, et, pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péché originel, ils refusaient à leur corps, non-seulement les plaisirs et les contentemens, mais les soins mêmes qui passent pour indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies. Ainsi s’accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit : « Le désert se couvrira de fleurs. »

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, ayant pris des figures d’Éthiopiens ou d’animaux, erraient autour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines allaient le matin remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et de l’enfer. Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se défendaient, avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirs charnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient de douleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d’étoiles, aux miaulemens des hyènes affamées. C’est alors que les démons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car, si les démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’une beauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir, inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s’éloignaient dès l’aurore, pleins de honte et de rage.

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien ne pouvait sauver ceux qu’ils avaient condamnés. L’on contait avec épouvante, dans les villes et jusque dans le peuple d’Alexandrie, que la terre s’entrouvrait pour engloutir les méchans qu’ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.