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prompt. Ce coude, ce crochet vers la province, fut certainement longuement médité ; il est particulièrement significatif dans les débuts du jeune prélat que tant de raisons diverses et l’exemple de nombre de ses collègues eussent pu retenir à Paris.

Parmi les motifs qui déterminèrent Richelieu, le plus fort vient assurément d’une sorte d’honnête calcul. Il se sentait, bien jeune encore, exposé à tous les hasards d’un terrain mouvant et dangereux. De fortune, de situation, et d’aspect maigre ; sans poids, sans famille, sans argent : jouer sa vie dans de telles conditions, c’était avoir toutes les chances contraires. Son intelligence, le peu qu’il avait d’expérience, ce flair que l’homme politique emploie d’abord à s’assurer des moyens de parvenir, ne pouvaient guère lui servir, au point où il en était, qu’à lui signaler les dangers d’une trop grande précipitation.

L’éloignement de Paris convenait à sa pauvreté, le titre d’évêque à sa dignité, l’administration d’un diocèse à son activité ; la pratique des vertus au désir de se signaler, et au besoin de la louange. S’emparer de ce qu’il avait à faire pour prouver ce qu’il savait faire, c’était l’inspiration naturelle d’un génie fait d’énergie et de modération. Il faut tout gagner dans la vie, même le temps.

D’ailleurs, la province a du bon. Elle donne de l’assiette, crée les relations fortes et sûres, apprend à connaître le détail étroit et précis des intérêts humains, rapproche de la réalité. Tenir à quelque chose a été, de tout temps, une grande force. C’en était une au temps de Richelieu, au lendemain de ces guerres de la Ligue pendant lesquelles chaque région, chaque district avait eu sa vie propre, son action indépendante.

Un homme que l’encombrement de la cour étouffait devait se sentir bien plus à l’aise dans son pays. On savait, du moins, là, qui il était, d’où il venait, ce qu’il valait. On jalousait peut-être un peu sa trop écrasante supériorité. Mais ce sentiment lui-même était un hommage rendu à son mérite par la curiosité perspicace de la province.

Le plan de Richelieu était clair ; gagner quelques années, compléter ses études, acquérir un bon renom d’homme de devoir et d’administrateur capable, se désigner à l’estime de ses concitoyens et attendre les occasions, prêt à les saisir toutes, mais sans se précipiter sur aucune. Il a quitté Paris avec l’espoir de retour. Il y reviendra plus âgé, plus expérimenté, plus connu, mieux apprécié. Il le quitte écolier encore ; il y rentrera homme fait, avec l’autorité et la confiance en soi-même qu’inspire le sentiment du devoir accompli.


GABRIEL HANOTAUX.