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par la morale, parce que la morale du Coran est modelée sur ses mœurs. Elle a beau nous sembler relâchée, elle le défend d’un des vices les plus funestes aux peuples modernes. L’interdiction du vin et des boissons alcooliques est, pour le mahométan, un bienfait, dont la comparaison avec ses voisins russes orthodoxes lui fait sentir tout le prix. La propagande chrétienne n’a quelques chances de succès que parmi les populations converties depuis peu au Coran, ou sur lesquelles l’islam n’a pu mettre encore son empreinte indélébile. Les missionnaires fusses avaient fondé des espérances sur les Kirghiz, souvent tièdes mahométans, qui fréquentent peu les mosquées. Ainsi, en Algérie, les jésuites s’étaient flattés de gagner les Kabyles. Même sur ces Kirhiz, la prédication orthodoxe n’a pas eu jusqu’ici beaucoup de prise. Il est douteux qu’elle en ait davantage à l’avenir, car, à mesure qu’ils quittent la vie nomade, les Kirghiz deviennent meilleurs musulmans ; ils se pénètrent des principes du Coran dans les meklabs et les médressés qu’ouvrent dans leurs aouls les mollahs, tatars ou sartes.

Quant aux Tatars qui habitent au milieu des Russes de l’Oka ou du Volga, ils sont généralement réfractaires à toute propagande. Parmi les Tatars de Kazan, 45,000 environ, soit à peine un dixième, sont officiellement comptés comme chrétiens. Leur conversion remonte à diverses époques ; mais, comme autrefois les Moriscos d’Espagne, la plupart sont restés musulmans de cœur et de mœurs. Leur christianisme consiste à ne plus se raser la tête et à porter, comme le paysan russe, une croix sur la poitrine. Le plus grand nombre fête le vendredi, aussi bien que le dimanche. Le pope a beau, dans leurs villages, célébrer l’office en tatar, beaucoup ne vont à l’église que pour être mariés, ou faire baptiser leurs enfans. Encore paient-ils souvent le prêtre pour être dispensés de cette cérémonie. Il n’est pas rare, nous l’avons déjà constaté, de les voir revenir ostensiblement à l’Islam. Pour les soustraire à l’influence des mollahs, l’empereur Nicolas avait cherché à les isoler de leurs congénères musulmans en les réunissant dans des villages séparés. L’intervention des autorités n’empêche pas des mouvemens de retour à Mahomet de se produire périodiquement parmi ces Tatars et ces Tchouvaches. Les rapports de M. Pobedonoslsef à l’empereur Alexandre III ne le dissimulent pas : « Ces apostats, affirmait lui-même le haut-procureur en 1886[1], se montrent sourds aux conseils de leurs chefs spirituels chrétiens. Durant les exhortations auxquelles on les astreint, ils s’efforcent de ne pas songer au sujet dont on leur parle, afin d’éloigner

  1. Rapport sur l’année 1883, publié en 1886.