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mahométans, sujets de la Grande-Bretagne, elle n’en peut encore opposer qu’une dizaine de millions ; mais l’Islam n’est pas seulement la religion dominante d’une notable partie de ses possessions asiatiques, il a, en Europe, conservé des adhérens jusqu’en plein pays russe, jusqu’à l’ouest, dans l’ancienne Lithuanie.

Les musulmans n’ont pas toujours trouvé dans la Russie une souveraine aussi tolérante que la France ou l’Angleterre. Conformément à ses traditions byzantines, elle ne s’est pas fait faute d’essayer, sur les disciples du Prophète, ses méthodes de prosélytisme. Ainsi, du moins, des musulmans d’Europe, des Tatars ou des Tchouvaches soumis à sa domination depuis des siècles. On ne saurait dire que ces tentatives lui aient beaucoup réussi. L’Islam est partout le même ; il ne se laisse guère plus entamer sur le Volga que sur le Nil ou l’Indus. Laissé à lui-même, il continuerait à faire des prosélytes sur les confins de l’Europe et de l’Asie, tout comme aux Indes et au cœur de l’Afrique. Les populations à demi païennes du bassin du Volga, Tchouvaches ou Tchérémisses, montrent souvent plus d’inclination pour Mahomet que pour le Christ. Nombre de Tchouvaches sont allés, ou retournés, au Coran après avoir été baptisés.

La victoire ayant été le signe d’Allah, et le jugement de Dieu, la preuve de la mission du Prophète, on pouvait se demander si, le vrai croyant une fois vaincu par l’infidèle, la force de l’Islam ne serait pas brisée. Cette religion, dont le fatalisme semble l’âme, saurait-elle résister à l’humiliant démenti de la défaite ? Cette foi, dont le mahdisme semble l’essence, saurait-elle se résigner à vivre en paix sous un sceptre chrétien ? Aujourd’hui que, de Java au Maroc, en Asie, en Afrique, en Europe, catholiques, protestans, orthodoxes, se sont partagé tant de terres musulmanes, la question ne manque pas d’intérêt. Aucun état n’y peut mieux répondre que la Russie, car elle est seule à régner sur des musulmans, depuis trois ou quatre siècles. Les Tatars du Volga montrent que le musulman peut rester des siècles assujetti au chrétien sans douter d’Allah ; et en même temps, que le vrai croyant peut devenir un sujet pacifique, ne demandant à ses maîtres infidèles qu’une chose : la liberté de sa foi et de ses mœurs ; car mœurs et religion sont, pour lui, intimement liées, et les nues ne se modifient guère plus que l’autre.

On sait combien peu le musulman se convertit à l’Évangile. Nous en avons naguère donné une des principales raisons : il se juge supérieur au chrétien par le dogme[1]. Il ne croit pas l’être moins

  1. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. Ier, liv. II, ch. III, p. 82, 89 de la 2e édition.