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fait appel à la raison ; on éprouve le besoin de donner aux institutions et à l’Etat des formes rationnelles et systématiques. Le rationalisme politique, qui1 est l’âme de la dévolution, s’insinue jusque chez ses adversaires. Là où l’on ne rompt pas avec la tradition, on demanda à la raison de justifier la tradition. Si enfantine que semble la prétention de faire sortir un gouvernement parfait et purement rationnel d’une humanité imparfaite et déraisonnable, ce rêve hante plus que jamais les cervelles. Notre France, débilitée par la Révolution, ses voisins l’ont tous plus ou moins imitée, avec cet avantage que, venant après elle, ils peuvent se garder des plus manifestes de ses folies. Partout on supprime ou on abaisse le cens électoral ; on appelle à la vie politique un plus grand nombre d’incapables. Partout on prétend établir la fraternité par la loi. Voyez le pays le plus justement fier de ses libertés, celui qui avait bâti sa grandeur sur le solide béton de la coutume : l’Angleterre est en train de remanier toutes ses institutions. L’imposante façade de sa constitution à triple étage est encore debout, mais ce n’est plus qu’une façade ; derrière tout est changé ; les bases mêmes du gothique édifice sont ébranlées. Le pouvoir est passé au nombre ; les privilèges des groupes, des corporations, des localités disparaissent. C’est que les principes de 1789 ont traversé la Manche ; ils ont fait ce qu’avait en vain tenté Napoléon. Comme les Normands du Bâtard, nos idées sont en train de conquérir l’Angleterre. Le rêve inconscient des radicaux anglais est de faire de l’aristocratique Albion une sorte de France insulaire, avec suppression du droit d’aînesse, suffrage universel, paysans propriétaires et institutions symétriques. Ils nous copient, à leur insu, parce qu’ils obéissent aux mêmes principes. Sous cette impulsion nouvelle, la vieille Angleterre est reconstruite pièce à pièce, au risque d’en détruire les supports séculaires et de faire crouler le lourd édifice de la puissance britannique.

« La grande différence entre la France et l’Angleterre, c’est que la révolution que l’une a effectuée d’un coup, l’autre l’accomplit petit à petit. Ce que la première a fait en un an, la seconde ne l’a pas encore fait en un siècle. Là est le principal avantage de l’Angleterre. Et ce qui est vrai des Anglais l’est des Allemands. Anglais ou Allemands, leur marche est plus lente ; mais le terme est le même ; La faiblesse de la France est d’être partie la première ; il y a parfois péril à être en avant. Mais, si elle a plus de révolutions derrière elle, la France en a peut-être moins devant elle. Sa constitution sociale est la plus solide de l’Europe. C’est le pays où il y a le moins d’inégalités naturelles ou artificielles, où la propriété et l’aisance sont le plus répandues, où les préjugés de