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naturelles, dont ne peuvent s’affranchir les sociétés humaines, l’Anglais, l’Américain, l’Allemand, nous autres Suisses, nous ne les connaissions pas mieux que le Français ; mais nous leur avons obéi d’instinct, par modestie, nous résignant aux lenteurs des changemens graduels, tandis que le Français de 1789 prétendait procéder par bonds, sauter, à pieds joints, d’un état social à un autre, appliquant à la société et à l’histoire la théorie des révolutions brusques que Cuvier appliquait à la formation du globe. 1789 et 1793 croyaient au renouvellement du monde et de l’humanité par les déluges et les cataclysmes. Que dis-je, ils croyaient, en politique, à des créations ex nihilo, à une sorte de fiat du législateur. Tandis que, pour nous, les États et les sociétés, soumis à l’universelle loi du changement, sont, comme toutes choses, in fieri et non in esse, la dévolution poursuivait la chimère d’un État idéal, dont elle n’avait qu’à décréter la réalisation.

« L’idée d’évolution est-elle la seule qui nous sépare des hommes de 1789 ? Nullement ; à cette discordance s’en rattache une autre non moins grave. S’il est une vérité unanimement admise aujourd’hui, c’est qu’une nation, une société est un être vivant, un organisme. Il y a là, pour nous, plus qu’une métaphore ; or, cette conception est l’opposé des idées de la Révolution. Pour elle, la société n’est qu’une machine. Elle étend à l’État, aux peuples, à l’homme même, la théorie mécanique que Descartes imposait à l’univers. De là son dédain de la tradition, de la coutume, de tout le passé ; elle a perdu la notion de la continuité inhérente à la vie. De là sa confiance dans les moteurs artificiels, dans les rouages législatifs, sa foi à la vertu de la loi écrite et à l’efficacité des formes constitutionnelles. Voilà pourquoi, durant la Révolution et depuis la Révolution, toutes les luttes de partis en France portent sur la constitution, comme si, pour avoir un bon gouvernement, il suffisait d’avoir une bonne machine politique. Alors que, pour nous, une société est un corps vivant, ayant ses organes propres, tenant au sol et à l’histoire par des racines profondes et des libres multiples, pour la Révolution, un peuple n’était qu’une poussière de molécules humaines, ou une argile informe, que le législateur devait pétrir et modeler, lui donnant telle figure qu’il lui plaisait. Quoi de plus enfantin ? C’est l’erreur la plus funeste dont un peuple puisse tomber victime. Le miracle est que la France y ait survécu. Comment sa force vitale n’en aurait-elle pas été diminuée ? Représentez-vous-la, cette France, découpée, disséquée toute vivante par des chirurgiens novices qui l’amputent sans scrupule de ses organes essentiels, lui enlevant le cœur ou le cerveau pour leur substituer des ressorts de leur façon, la traitant comme un cobaye