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Kœnigsberg. Il parlait pesamment, pédamment ; il semblait s’efforcer de ne pas blesser les Français et appuyait gauchement sur les vérités désagréables, en souriant, de l’air d’un homme qui se sait gré de ne pas insister. « Nous autres, Allemands, dit-il, nous n’avons pas fait de révolution et nous nous en félicitons. Ce n’est pas que nous n’en ayons l’énergie, ou que nous soyons en arrière de nos voisins. Nos paysans ont, dès le XVIe siècle, ébauché une révolution où Janssen a retrouvé toutes les passions, sinon toutes les idées, de votre révolution française. Lisez Janssen ; il est traduit. Nos Bauern ont été écrasés, par bonheur pour l’Allemagne. Les révolutions coûtent plus qu’elles ne rapportent, le plus sûr est de profiter de celles d’autrui. Ainsi avons-nous fait de la Révolution française. S’il est un peuple en droit d’en célébrer le centenaire, c’est l’Allemagne. La Révolution a hâté notre développement national et réveillé le patriotisme allemand. En renversant le vieil empire germanique, elle a aplani l’emplacement du nouveau. En abattant les cloisons intérieures de l’Allemagne, elle a préparé l’unité allemande. Oserai-je le dire ici ? en rompant les traditions de la France, en la condamnant à de perpétuels bouleversemens, en enlevant à la politique française tout esprit de suite, la Révolution a fait passer l’hégémonie du continent de Versailles à Potsdam. Aussi, soit dit sans ironie, tout bon Allemand peut boire à la Révolution française. Si on ne la fête pas officiellement à Berlin, c’est par décence et pour ne pas froisser les Français, car la Révolution n’a été dure qu’aux faibles, aux margraves, aux villes d’empire, aux princes-évêques ou abbés ; les forts n’ont eu qu’à s’en louer.

« Nous lui devons beaucoup politiquement, lui devons-nous autant intellectuellement ? Nous a-t-elle apporté, comme on se l’imagine ici, des idées nouvelles ? Non pas. Si la Révolution a eu tant d’écho chez nous, c’est que les principes qu’elle proclamait étaient déjà professés par nos savans et nos penseurs. C’est pour cela que, en aucun pays, 1789 n’a été salué avec plus d’enthousiasme. Ce que Klopstock, Wieland, Voss, Bürger, Schiller, ce que Kant, Fichte, Goethe même acclamaient dans la Révolution, c’était la réalisation de leur propre pensée que 1789 semblait faire passer de l’idée en acte ; et ils applaudissaient à la France en vers et en prose, avec la chaleur d’âme et le noble cosmopolitisme qui distinguent notre génie national, avec la largeur de l’esprit allemand, le plus ample, le plus humain que la terre ait porté. Ces idées de liberté universelle, de fraternité humaine, de tolérance, de progrès, de rénovation sociale, d’affranchissement des peuples que la Révolution inscrivait sur ses drapeaux et que l’Allemagne, foulée par ses armées, devait retourner contre elle, ce ne sont pas les émissaires des Jacobins