Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/826

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réalités de la vie, n’ont été que les premiers serviteurs de leur État. Ils ont fait leur métier, comme un commis fait le sien, sans se permettre d’en tirer le moindre avantage pour leur plaisir personnel. « C’est surtout le caractère et la ferme discipline qui ont donné à cet l’État sa grandeur morale ; ce n’est pas la richesse, mais l’ordre, et le fait d’être toujours préparé rapidement à la guerre, qui leur a donné le pouvoir. »

Parlant de Frédéric II, M. de Treitschke ne craint pas d’introduire la morale dans l’histoire ; il s’efforce de faire, selon le mot de Pascal, que ce qui est fort soit juste, de nous présenter ce grand politique comme un héros pur et sans tâche, et cela le conduit à des contradictions nécessaires. Il nous dira par exemple que « Frédéric a remis en honneur la vérité dans la politique allemande, comme autrefois Martin Luther dans la pensée allemande ; » mais il constate aussi que Frédéric « n’a pas négligé les petits artifices et les ruses de son temps, » En d’autres termes, que l’auteur de l’Anti-Machiavel fut à la fois astucieux et loyal. A propos de la conquête de la Silésie, il écrira « que les droits des États ne sont maintenus que par la force vivante, » ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de droit sans la force, que la force exprime le droit, et à nier, comme le fait expressément Hegel, tout, droit international, doctrine qui se pourrait justifier par les exemples de l’histoire, mais qui est, pour toute idée de justice, un scandale. M. de Treitschke s’étudie en outre à nous forger un Frédéric allemand, tandis que nous ne connaissons qu’un Frédéric prussien, qui n’a préparé l’avenir de l’Allemagne, à son insu, qu’en fortifiant la Prusse. Comme le dit si bien M. Weiss, quand on lui parlait d’une nation allemande et d’un empire d’Allemagne, c’étaient pour lui des entités abstraites dont il faisait autant de cas que de la république de Pologne. Enfin, M. de Treitschke ne tient pas assez compte du philosophe de Sans-Souci et de l’idéologue en lui. Il semble du moins exagéré de prétendre « qu’un abîme sépare la philosophie de Frédéric de celle de ses compagnons français. » Entre Voltaire et Frédéric, entre le maître et le disciple, entre la pensée et l’action, la distance est-elle donc infranchissable ? — Mais le souci constant de M. de Treitschke est de purger l’Allemagne de tout élément étranger, de toute influence française surtout, à laquelle il n’attribue que des effets nuisibles. Il compare à la révolution française cette monarchie de Frédéric, qui ne le cède en rien au parlementarisme anglais dans ses jours les plus glorieux, et dont Mirabeau disait qu’elle était une véritable œuvre d’art et qu’elle donnait à la Prusse une avance d’un siècle sur le reste de l’Europe. « Beaucoup de réformes, que les esprits à demi cultivés