seules sympathies qui l’attacheraient à la France, il les éprouve pour notre Mirabeau et surtout pour notre Molière. Mais il débutait à une époque où l’Allemagne avait besoin non de poètes, de philosophes ou de critiques, mais d’hommes d’état intelligens, de soldats disciplinés et de bons citoyens, où l’esprit politique devait tout primer, où il fallait l’exalter devant la jeunesse aux dépens de la littérature et de l’art, où il s’agissait en un mot de créer artificiellement un ensemble de préjugés sociaux, religieux, nationaux, indispensables au but pratique de l’unité allemande. Ç’a été toute l’œuvre des patriotes allemands depuis 1850, et M. de Treitschke s’y est dévoué.
L’éducation politique, en effet, comme toute autre éducation, consiste en réalité à créer des préjugés. L’homme sans préjugés, qui n’a ni les passions d’un patriote, ni celles d’un homme de parti, qui songe bien plus à être laissé seul qu’à agir sur les autres, l’individualiste, le cosmopolite de l’Allemagne de Goethe, où, disait Mme de Staël, parmi les gens cultivés, il ne se trouvait pas deux personnes pensant de même sur un même sujet, où, sur douze Allemands réunis, ou avait chance de trouver vingt-quatre opinions, c’est là ce qu’il importait tout d’abord de détruire si l’on voulait faire naître un esprit public. Ces idées n’avaient assuré aux Allemands que l’empire des nuages, il s’agissait de satisfaire des ambitions moins éthérées. M. de Treitschke s’attaque donc tout d’abord à l’esprit philosophique et idéaliste du XVIIIe siècle qui survivait encore. — Parlant de Nathan le Sage, la célèbre pièce où s’exprime si bien l’idéal humanitaire du noble Leasing, il dira combien est chimérique, ou du moins à reléguer vers un lointain avenir, la pensée fondamentale de cette prédication, l’union de tous les hommes de bien, quelles que soient leur patrie ou leur foi, dans un même dessein de moralité humaine : « le cosmopolitisme n’est-il pas un ennemi mortel, en face du premier et du plus juste effort du temps présent, l’aspiration violente à l’unité nationale ? » L’individualisme de Werther, c’est-à-dire l’esprit d’analyse et de retour sur soi-même, celui des personnages de Byron, en rébellion contre la société, lui semblent des conceptions de la vie également coupables. Si cette révolte est admissible chez un grand poète, que de fatuité misérable, que de ridicule orgueil chez ses imitateurs infirmes, à s’isoler du monde, à s’opposer au monde ! que pèse une destinée individuelle à côté des destinées de millions d’hommes ? Et Byron lui-même, las de sa gloire de poète, accablé de sa solitude et de son génie, n’est-il pas allé en Grèce se jeter dans la mêlée confuse des combattans et chercher la mort du soldat ? M. de Treitschke est hostile à cet idéalisme vague, qui nous fait oublier les intérêts pratiques et par la distance même de nos