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interprétation du passé. Apologiste de l’Église et de l’Empire du moyen âge, M. Janssen est hanté par le rêve d’une grande Allemagne, image de celle d’autrefois, qui engloberait les Allemands d’Autriche et donnerait ainsi aux catholiques l’égalité numérique avec les protestans, sinon la prépondérance. Tout imbu de l’esprit protestant et prussien qui a réalisé l’unité, M. de Treitschke est un partisan exclusif de la petite Allemagne, telle qu’elle existe aujourd’hui, destinée à devenir une grande Prusse. Un même patriotisme enflammé, une même hostilité contre la France, inspirent, d’ailleurs, le professeur et le chanoine. Ils impriment également leur cachet à la jeunesse qui les écoute et qui les lit : on accuse M. Janssen d’élargir l’abîme entre catholiques et protestans ; l’enseignement de M. de Treitschke a contribué à créer l’âpre atmosphère du règne actuel. Son œuvre va nous donner une idée assez exacte de l’Allemagne en 1889, si différente de ce qu’elle était il y a cent ans[1].


I

Comme nombre de serviteurs enthousiastes de la Puisse, M. de Treitschke, le Prussien spécifique, le Stockpreusse par excellence, n’est Prussien que par affinité. Fils d’un lieutenant-général au service de la Saxe et d’origine nobiliaire, il se serait voué, nous dit-on, au métier des armes, il aurait porté avec orgueil l’uniforme de Sa Majesté le roi de Prusse, si un défaut, physique, une dureté d’oreille, ne l’avait détourné de cette vocation première. A défaut de l’épée, il a servi son roi d’élection par la parole : en suivant la carrière du professorat, il s’est fait homme de propagande et d’action.

Dans l’œuvre de l’unité allemande, les professeurs ont joué un rôle considérable. Ils ne l’ont pas accomplie, mais ils l’ont préparée. Cette pensée d’union n’a pas mûri lentement à travers les siècles, elle est l’œuvre récente d’une minorité réfléchie. Elle est née chez les régénérateurs de l’état prussien, après le désastre d’Iéna. Exaltée par les discours de Fichte et les poésies d’Arndt, elle s’est répandue dans les couches profondes du peuple, durant les guerres de la fin de l’empire, mais pour disparaître ensuite dès que la guerre a cessé. C’est dans les universités, parmi les étudians et les professeurs, qu’au milieu de l’indifférence politique de la foule elle s’est maintenue de 1815 à 1848, petite flamme vacillante et incertaine, au sein des nuages du romantisme mystique et radical de la Burschenschaft, puis dans l’agitation révolutionnaire de la jeune Allemagne. Elle apparaît déjà plus brillante

  1. L’Allemagne il y a cent ans, par M. Lévy Brühl (Revue du 15 mars 1889).