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comparaison est des plus piquantes : elle est aussi des plus inquiétantes. En somme, conclut M. Guyau, le trait caractéristique de la littérature des détraqués, c’est qu’elle exprime des êtres qui ne sont sociables que partiellement et par intermittence ; ils s’isolent en eux-mêmes, vivent pour eux et peuvent nous forcer à sympathiser avec leurs souffrances, mais non avec leur caractère. Si l’art, ajoute M. Guyau, est autre chose que la morale et la science sociale, c’est cependant un excellent témoignage pour une œuvre d’art lorsque, après l’avoir lue, on se sent non pas plus souffrant ou plus avili, mais meilleur et relevé au-dessus de soi ; non pas plus disposé à se ramasser sur ses propres douleurs, mais à en sentir la vanité pour soi-même. Enfin l’œuvre d’art la plus haute n’est pas faite pour exciter seulement en nous des sensations aiguës et intenses, mais des sentimens plus généreux et plus sociaux. « L’esthétique, a dit Flaubert, n’est qu’une justice supérieure. » En réalité, répond Guyau, l’esthétique n’est qu’un effort pour créer la vie, — une vie quelconque, pourvu qu’elle puisse exciter la sympathie du lecteur : et cette vie peut n’être que la reproduction puissante de notre vie propre avec toutes ses injustices, avec ses misères, ses souffrances, ses folies, ses hontes mêmes. « Mais alors il en résulte un certain danger moral et social qu’il ne faut pas méconnaître : tout ce qui est sympathique est contagieux dans une certaine mesure, car la sympathie même n’est qu’une forme raffinée de la contagion. » La misère morale peut donc se communiquer à une société entière par sa littérature ; les déséquilibres sont, dans le domaine esthétique, des amis dangereux par la sympathie même que peut éveiller en nous leur cri de souffrance. En tout cas, la littérature des déséquilibrés ne doit pas être pour nous un objet de prédilection exclusive ; une époque qui s’y complaît, comme la nôtre, ne peut, par cette préférence, qu’exagérer ses défauts. « Et parmi les plus graves défauts de notre littérature moderne, il faut compter celui de peupler chaque jour davantage ce cercle de l’enfer où se trouvent, selon Dante, ceux qui pendant leur vie pleurèrent quand ils pouvaient être joyeux[1]. »


En résumé, la poésie de la morale, comme celle de la religion, survivra à ce qu’on pourrait appeler la dogmatique de la morale : il y aura toujours de belles actions et de vilaines actions, de belles âmes et des âmes laides. Quelque opinion que puissent se faire les sociétés à venir sur la nature de la volonté et sur celle du devoir, nous avons vu que le sens de la beauté psychique se développera

  1. L’Art au point de vue sociologique. Conclusion.