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superstitieuse et que leur crédulité enrichit de ses dons[1].

La vie juive, avec sa culture à part, issue de vingt siècles d’isolement, fleurit ainsi dans les neiges du Nord, protégée contre les influences du dehors par les antipathies et les dédains mêmes des gentils. À côté du moyen âge chrétien, et mieux préservé encore, se retrouve en Russie une sorte de moyen âge juif, tout imbu des traditions et des coutumes des vieux ghettos. Cette vie more judaïco, à la façon des aïeux dont ils ont laissé les os à l’orient et à l’occident, ces trois ou quatre millions d’Israélites la mènent librement sous l’aigle noir moscovite, comme autrefois sous l’aigle blanc de Pologne. Ils ont leurs cimetières et leurs synagogues, qui parfois rivalisent de grandeur et de richesse avec les cathédrales orthodoxes. Ils ont leurs boucheries pour la viande kocher ; ils ont leurs bains pour se purifier, eux et leurs femmes, des impuretés légales. Ils sont organisés en communautés autonomes et ont même gardé le droit de percevoir, sur leurs coreligionnaires, des taxes spéciales destinées à l’entretien de leurs fondations. Leur culte est libre, comme est fibre la pratique de toutes les observances rituelles. La loi n’y met qu’une restriction, imposée à tous les cultes dissidens : ils ne peuvent faire de prosélytes, ni s’opposer au prosélytisme des orthodoxes parmi eux. En 1887, à Varsovie, un père et une mère étaient poursuivis en justice pour avoir tenté de disputer à l’orthodoxie leur fille, Mme Lysakof. La même année, à Kharkof, un vieux juif, nommé Tichtenstein, était arrêté pour avoir Fréquenté la synagogue après s’être laissé autrefois baptiser. Il n’y a guère d’années sans quelque procès de ce genre. De semblables affaires, inouïes ailleurs, sont ordinaires en Russie. C’est le droit commun, et les tribunaux appliquent la loi aux juifs comme aux protestans et aux catholiques.

S’ils jouissent de la liberté religieuse, — autant du moins qu’elle est compatible avec la législation russe, — les Israélites sont loin de posséder la liberté et l’égalité civiles. À cet égard, ils sont dans une position manifestement inférieure à celle des chrétiens, des mahométans, des païens même.

Les juifs, sujets du tsar, sont soumis à une législation spéciale inspirée de défiances en partie religieuses, en partie nationales et économiques. Cette législation, fort compliquée, embrasse plus de mille articles de lois dispersés dans les quinze volumes du Svod Zakonof, le Digeste russe[2]. Ces lois sans cesse remaniées, un

  1. Nous ne pouvons parler ici des karaïm, juifs non talmudistes, dont il ne reste que quelques milliers, habitant pour la plupart la Crimée. Ces karaïm se distinguent des autres juifs par toutes leurs habitudes ; ils sont beaucoup mieux vus des chrétiens ou des musulmans ; ils sont aussi mieux traités par la législation russe.
  2. Voyez le Svod ouzakonenii o Evreiakh. Saibt-Pétersbourg, 1885, par M. E. Levine ; cf. Orchanski, Rousskoe zakonodatelstvo o Evreiakh. Pour la situation des israélites avant la domination russe, voyez Huppe, Verfassung der Republik Polen, VIII, 5.