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— Elle ne suppose on rien, comme on le croit d’ordinaire, une responsabilité absolue ; elle implique seulement une imputabilité relative : pour être responsable devant la société, il faut que le voleur ou l’assassin, par exemple, ait accompli un acte antisocial avec conscience et intention ; et peu importe que cette intention soit ou ne soit pas métaphysiquement libre. — Le malfaiteur a cependant besoin de comprendre que la peine est juste. — Sans doute ; mais il lui suffit de comprendre qu’elle est juste socialement, c’est-à-dire rationnelle et utile, et aussi de comprendre, s’il est possible, que son action, pour agréable qu’elle lui ait été, est laide et, en conséquence, nécessairement antipathique aux autres. Il est tout simple que la société défende, avec ses propres lois d’existence, le type de l’espèce contre les déviations et mutilations individuelles.

Si donc on arrivait jamais, dans l’avenir, à considérer la laideur morale comme irresponsable de soi, comme déterminée par des causes que l’individu, en somme, ne pouvait pas empêcher d’agir en lui, on n’en continuerait pas moins, dans la société humaine, d’éprouver les sentimens esthétiques du dégoût et de l’admiration, ainsi que les sentimens corrélatifs de l’antipathie et de la sympathie. La vipère a beau ne pas être libre, son venin a beau être distillé par la nature et constituer même un moyen légitime de défense, nous sympathisons médiocrement avec la vipère et, en tout cas, nous nous défendons contre elle. La haine, la colère, la vengeance, qui attribuent le libre arbitre à l’être détesté, pourront un jour disparaître du cœur des hommes ; mais il restera encore l’horreur et la pitié. L’horreur esthétique du crime écartera des criminels tous ceux qui seront témoins et non acteurs, quand même ils croiraient ces criminels métaphysiquement irresponsables ; et il s’y joindra cette pitié que nous éprouvons pour les êtres inférieurs ou mal venus, pour les « monstruosités inconscientes de la nature. »


Nous venons de mettre la sanction extérieure, qui agit par la contrainte, à l’abri des transformations de l’idée morale ; mais les voies de contrainte ne sont ni les seules, ni les plus puissantes par lesquelles la société exerce une sorte de pression pour maintenir la beauté typique de l’espèce. La société agit d’une manière beaucoup plus intime et plus sûre par l’opinion publique et par toutes ses manifestations : mœurs et coutumes, éducation, contagion de l’exemple, puissance de l’imitation mutuelle. L’opinion crée un honneur social qui ira se confondant avec l’honneur esthétique et moral. L’opinion publique imposera toujours le décorum, la décence ; il y aura toujours dans les rapports des hommes entre eux une sorte de vêtement moral aussi indispensable que le vêtement physique ; il y