Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si doux et si docile que semble un peuple, ceux mêmes qui l’ont déchaîné ne savent jamais où s’arrêteront ses fureurs. L’administration, après ses premières complaisances, se mit à craindre que le soulèvement contre les trafiquans juifs ne s’étendît à d’autres classes, à la noblesse, aux propriétaires, aux fonctionnaires. L’antisémitisme risquait de dégénérer en pur mouvement socialiste. Le parti terroriste, à l’affût des troubles, cherchait à faire dévier ces émeutes par obéissance dans un sens révolutionnaire. J’ai eu sous les yeux une circulaire en petit-russien où l’on disait au peuple que le juif n’était pas le seul exploiteur, en appelant son courroux sur la police et les tchinorniks. Les feuilles révolutionnaires clandestines, le Tchernyi Peredel, entre autres, publiaient des proclamations dans le même sens. Il était temps que tout rentrât dans l’ordre. Parmi les patriotes les moins suspects de penchant pour les juifs, quelques-uns, tels que Katkof, osèrent réclamer pour eux la protection de la loi. Le directeur de la Gazette de Moscou sentait que, dans un grand empire, il n’était pas possible de laisser proscrire toute une race et tout un culte. L’administration centrale se décida enfin à intervenir. Les fauteurs des troubles furent arrêtés, beaucoup, il est vrai, pour être bientôt relâchés. On laissa échapper la plupart des meneurs. Les peines infligées furent en général légères, parfois dérisoires, cela dans un pays où, pour la moindre émeute agraire, on pend les paysans en dépit de l’abolition officielle de la peine de mort. Le véritable châtiment sortit des troubles mêmes. Les juifs ruinés ou momentanément disparus, les produits de la campagne, ne trouvant pas d’acheteurs, tombèrent à vil prix, tandis que toutes les denrées renchérissaient dans les villes dont les boutiques avaient été démolies et d’où les commerçans étaient en fuite.


II.

Les juifs de Pologne et de Russie sont, pour la plupart, fort différens des Israélites français. Les juifs de l’Alsace nous en auraient donné quelque idée. Un petit nombre seulement s’est approprié la culture moderne. Vivant en masses compactes, les juifs de la Russie Blanche, de la Petite et de la Nouvelle-Russie forment comme un peuple au milieu du peuple. Ils constituent presque autant une nationalité qu’une religion. Ils se distinguent des chrétiens par toutes leurs habitudes, ils ont leur costume national, la longue houppelande ou lévite, bien comme de tous les marchés du centre de l’Europe[1]. Ils ont leur langue, ce qu’on appelle

  1. Dans les provinces russes, comme en d’autres contrées, le costume des juifs n’est, le plus souvent, que l’ancien costume des gens du pays. Il a été autrefois imposé aux juifs, qui l’ont conservé alors qu’on le modifiait autour d’eux.