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fouillant de ses yeux le brouillard, chacun dormait, ondoyant au roulis sur les étroites couchettes des cabines, ou dans les hamacs dont le balancement à l’unisson remplissait le poste de l’équipage. Les hommes de quart eux-mêmes, accroupis sur le pont, dans des coins abrités, sommeillaient après la causerie et les chansons du soir. Je veillais aussi, et je veillai jusqu’au jour, non point seulement retenu par l’inquiétude que donnait la brume sur cette route sillonnée de navires dont le sifflet ou la corne retentissaient de tous les côtés, mais aussi parce que des pensées tumultueuses harcelaient mon cerveau, lui ramenant sans cesse, comme une fantasmagorie, mille souvenirs des circonstances qui avaient déterminé ce changement dans ma vie, des difficultés et des luttes qui avaient accompagné sa réalisation. Et dans cette nuit surgissaient des images conformes à l’agitation de ma pensée : c’était d’abord la goélette qui entrait à pleines voiles dans un port dont les jetées se couvraient d’admirateurs ; puis je la voyais au large, par un beau jour clair des régions du Nord, glissant comme une fée blanche parmi les oiseaux polaires qui s’envolaient par myriades sous son étrave, plus surpris qu’effrayés, et retombaient lourdement non loin, ricochant sur le dos des petites ondes. Plus tard venait une scène tragique : l’Hirondelle, égarée dans une tourmente, désemparée, courait sur des récifs noirs qui pointaient entre l’écume des brisans ; et, lorsqu’elle s’écrasait au milieu d’un colossal fracas sur une masse inébranlable, jonchant les alentours de bris et de corps aussitôt entraînés par un courant de foudre, je sursautais, haletant, et je sondais en deux secondes le fond de mon être pour m’assurer si ce n’était qu’un rêve !

Aujourd’hui, quand le souvenir de ces images revient, je m’aperçois qu’elles étaient, alors, comme les avant-coureurs de la destinée que l’Hirondelle réalise peu à peu dans le cours du temps.

L’aube de cette nouvelle journée me sembla la plus radieuse que j’eusse encore vue sur la mer ; dès son approche, le brouillard prit la forme de nuées épaisses qui s’élevèrent ensuite, laissant reconnaître non loin la terre de France comme un paysage découvert au sortir d’une forêt ; et, à mesure que l’horizon, regagnant ses limites habituelles, élargissait un grand cercle autour de nous, des navires toujours plus nombreux se montrèrent les uns après les autres, courant vers toutes les parties du monde. Puis, la vapeur d’eau condensée le long du gréement et qui, durant la nuit, tombait sur le pont avec un bruit plat et monotone, devint comme une pluie brillante dont chaque goutte scintillait, traversée par les premiers rayons du soleil.