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parvenu sur l’arête des montagnes, entraîné vers un pays mystérieux, se retourne une dernière fois interrogeant les replis des vallées pour voir encore un sentier qui l’avait conduit dès les premières heures du jour, tantôt par de vertes prairies, tantôt sur le bord des précipices dont il s’éloignera maintenant à jamais. Là-bas, sous la buée transparente et bleuâtre de l’atmosphère épaissie, le chemin n’est plus qu’un sillon fréquemment interrompu, les troupeaux ne forment qu’une moucheture sur le vert que la distance assombrit, et le fond des précipices ne montre plus rien. Alors, soucieux devant l’inconnu des temps et des espaces qui se prolongent devant lui, insondables et immobiles, comme ce voyageur qui cherche à saisir, parmi la rumeur qui monte encore jusqu’à lui, le son d’une voix ou d’une cloche, une manifestation des choses accomplies, l’homme écoute pour trouver dans son âme un écho des orages passés, mais sans percevoir de note plus distincte que celle portée tout au long d’une falaise, quand la houle affaiblie vient briser mollement contre ses assises. Dès lors, entraîné sans merci, il explore du regard les ravins plus sombres échelonnés sur l’autre versant qu’il descendra bientôt sous les ternes rayons du soir de sa vie, atteint par un vent qui s’élève, devient toujours plus froid et réduit l’une après l’autre toutes les forces de son être. Puis enfin son cerveau, effleurant encore d’une lumière confuse les grands souvenirs de son passé, s’éteindra comme un soleil couchant qui rayonne pour la dernière fois sur les plus hauts sommets du lointain.

Le 13 novembre de cette même année 1873, je quittais le Havre suivi d’un second et de douze marins constituant l’équipage du yacht que j’allais prendre en Angleterre, et dont je me réservais le commandement. Mon second était un officier intelligent de la marine française, qui, ayant compris le charme et l’utilité pour un jeune marin de naviguer plusieurs mois dans ces conditions, avait obtenu de son ministre le congé nécessaire pour me suivre Mes matelots appartenaient à la marine marchande et on les avait recrutés de la façon habituelle aux navires du long cours, lorsqu’ils arment dans les grands ports.

Un industriel connu sous l’appellation de « marchand d’hommes » se charge de fournir l’équipage ; c’est souvent quelque ancien gendarme, très pratique de son personnel tout spécial qui est aux simples travailleurs du littoral ce qu’un viveur de Paris est à l’honnête bourgeois des campagnes.

Plusieurs jours avant le départ du navire que des ouvriers spéciaux du port ont gréé, armé, chargé, repeint, notre personnage si ; met en quête des hommes qu’on lui a demandés : matelots, novices, mousses, cuisiniers, ou maître d’équipage, et les conduit