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ukases enjoignant de battre et de piller les juifs[1]. Ils avaient soin d’ajouter que, si les ukases n’avaient pas été publiés, la faute en était aux autorités, qui avaient été achetées par Israël. C’est un hameçon auquel ce peuple mord presque toujours, surtout quand il s’agit de satisfaire ses convoitises ou ses vengeances. Et, de fait, le bruit se répandit partout qu’un ordre du tsar donnait trois jours pour piller les juifs. En mainte localité, l’incurie de la police et l’indifférence de l’administration, parfois même la passivité des troupes contemplant l’arme au bras le sac du quartier israélite, étaient faites pour confirmer cette injurieuse légende chez un peuple qui, selon la remarque de G. Samarine, n’ajoute foi à l’autorité que lorsque l’autorité emploie la force[2]. Plus d’une fois, les juifs qui tentèrent de se défendre furent arrêtés et désarmés ; ceux qui osaient monter la garde à la porte de leur maison, le revolver à la main, étaient poursuivis pour port d’armes prohibé. À l’inverse des tchinovniks laïques, la plupart des membres du clergé, orthodoxe ou catholique, évêques ou prêtres, s’honorèrent en cherchant à retenir les émeutiers. Quelques-uns essayèrent d’arrêter les pillards en se portant au-devant d’eux avec les saintes images. Des rabbins ou des zadigs trouvèrent un abri sous le toit des popes. Plusieurs prêtres se virent même maltraités pour avoir osé se faire les défenseurs de ces chiens de juifs.

En nombre de villes ou de bourgades on put impunément, durant plusieurs jours, donner la chasse aux juifs. « Après tout, ils ont bien mérité une leçon, » disaient à haute voix certains fonctionnaires. À Kief, les autorités civiles et militaires assistaient à la dévastation des maisons juives comme à un spectacle ; les soldats semblaient escorter les bandes d’émeutiers. Balta, ville de plus de 20,000 âmes, où les juifs étaient en grande majorité, fut livrée au pillage durant trente heures consécutives, comme une place prise d’assaut. Sur plus d’un millier de maisons appartenant à des Israélites, il n’en resta pas quarante intactes. Là, au contraire, où l’administration se montra résolue, le peuple ne bougea pas. Ainsi dans les gouvernemens du nord-ouest, ceux-là mêmes où les juifs sont en plus grand nombre et où ils auraient dû soulever le plus de colères. Pour couper court à toute velléité de désordre, il suffit d’une déclaration du gouverneur-général, Totleben, annonçant qu’il ne tolérerait aucun trouble. On savait le héros de Sébastopol homme à tenir parole : l’antisémitisme resta coi.

  1. Une fausse interprétation du manifeste d’Alexandre III servait, les desseins des agitateurs. Le nouvel empereur invitait le peuple à repousser de son sein les rebelles, kramolniki. les Petits-Russiens, confondant cette expression russe avec leur mot kramotniki, boutiquiers, s’imaginèrent que le tsar désignait à leur colère les marchands juifs.
  2. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. Ier, liv. VII, chap. II.