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du fisc ou du seigneur se joignent les rancunes du débiteur insolvable contre son créancier et les jalousies du trafiquant contre un concurrent plus habile ou plus heureux, sans compter l’âpre mépris des masses pour une race vouée de tout temps à l’exploitation du chrétien.

Malgré tant de fermens de haine, il ne semble pas que les émeutes antisémitiques des débuts du règne d’Alexandre III aient été une explosion toute spontanée des fureurs populaires. Les ressorts du gouvernement impérial ne sont pas assez lâches pour que de pareils mouvemens puissent éclater impunément, ou pour que le peuple ose s’abandonner à ses colères sans y être ou sans s’y croire autorisé. Le soulèvement contre les juifs a été, en partie, le contre-coup de l’agitation antisémitique de l’Allemagne. Ce qui, dans un empire, se bornait à des articles de journaux et à des réclames électorales aboutit, dans l’autre, à des violences contre les propriétés et les personnes. La presse russe avait, elle aussi, entamé une campagne contre les juifs, un de ces corps étrangers que les patriotes moscovites souffrent de sentir dans les chairs de la Russie. Les capitales avaient commencé, la province avait suivi. Le fait était d’autant plus grave que les attaques partaient de feuilles placées sous la dépendance de l’administration, et, en province du moins, soumises à la censure préalable. C’était quelques mois après la fin tragique d’Alexandre II ; le désarroi était partout ; la Russie, affolée et irritée, cherchait instinctivement un bouc émissaire sur lequel faire retomber ses péchés et ses colères. Quelques jeunes Israélites des deux sexes avaient participé aux conspirations contre le tsar libérateur. La presse signala le juif, « ce pelé, ce galeux, » au courroux populaire. Le peuple déchargea sur lui à la fois ses vengeances patriotiques et ses rancunes privées. L’autorité énervée, hallucinée par le spectre des complots, laissa faire ou ferma les yeux, montrant, au début surtout, une faiblesse qui touchait à la complicité. On eût dit que les hommes au pouvoir en ces heures d’angoisse étaient heureux de trouver une diversion aux inquiétudes politiques et aux conspirations terroristes. Indécision ou calcul, ils semblaient s’applaudir de voir le mouvement révolutionnaire brusquement supplanté par un mouvement mi-national, mi-religieux.

En beaucoup de villes, les émeutes antisémitiques eurent lieu à jour fixe, presque partout selon les mêmes procédés, pour ne pas dire suivant le même programme. Cela débutait par l’arrivée de bandes d’agitateurs apportés par les chemins de fer. Souvent on avait, dès la veille, affiché des placards accusant les juifs d’être les fauteurs du nihilisme et les meurtriers de l’empereur Alexandre II. Pour soulever les masses, les meneurs lisaient, dans les rues ou dans les cabarets, des journaux antisémitiques dont ils donnaient les articles comme des