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paroxysme et l’apaisement, comme a fait Gounod dans Faust à la fin de l’acte du jardin. Mais M. Massenet a fait bien davantage. Grâce à une péroraison d’orchestre étonnamment expressive et d’ailleurs assez puissante, grâce à cet entr’acte, qui n’en est un que pour les spectateurs, nous entendons ce que nous ne voyons pas. Nous sommes témoins par les oreilles, ne pouvant l’être par les yeux. Jamais encore on n’avait, je crois, fait une description sonore aussi fidèle, aussi détaillée, de la manifestation physique des tendresses humaines (vous voyez que je tâche de m’exprimer convenablement). Tout est noté, et gradué ; les violens commencent doucement ; puis les altos arrivent à la rescousse, puis le quatuor ; les sonorités s’enflent, le mouvement se précipite et le tout aboutit à un éclat général et terriblement significatif. Allez écouter cette symphonie éminemment suggestive, et, comme dit le pigeon de La Fontaine, un oiseau à citer en telle occasion. « Vous y croirez être vous-même. » L’orchestre dans les sons brave l’honnêteté ; l’instrumentation de M. Massenet était déjà luxuriante ; la voilà luxurieuse, et la fleur de sensualité que le jeune maître avait toujours cultivée a fini par s’épanouir comme la fleur de l’aloès, avec un fracas pareil au tonnerre.

Je ne dis pas que ce soit beaucoup de bruit pour rien ; ce rien est quelque chose, quelque chose même de délicieux ; mais le sujet ainsi traité nous donne une vision ou une audition d’amour trop exclusivement sensuelle. L’unisson de ces violens pâmés représente trop l’unisson de deux corps (je ne parle plus instrumens), et trop peu celui de deux âmes. Il y a là, je crois, un manquement à la délicatesse esthétique, un déplacement et peut-être un abaissement de l’idéal du musicien.

On ne s’en fût point alarmé, ni peut-être même aperçu, si le réalisme de cette musique était sauvé par une irrésistible beauté. L’art a le droit de rendre la sensation comme le sentiment, mais le devoir alors, pour se faire pardonner, de la rendre avec une intensité, avec une sincérité et une éloquence que nous ne trouvons pas dans Esclarmonde. Je vois ici les intentions du talent, je ne subis pas la souveraineté du génie. Je ne suis pas terrassé comme par certaines pages de Tristan et Yseult, je ne suis pas non plus troublé de ce trouble adorable que répandent les pages amoureuses de Faust et de Roméo ; quelques réserves une fois faites, je n’aurais pas demandé mieux que de suivre M. Massenet, mais il ne m’a pas entraîné.

Le bruit nuptial s’éteint peu à peu ; tout se détend et s’apaise ; mais voici que le rideau se relève sur un second tableau d’amour, d’amour satisfait et un peu las, quelque chose comme la vieille gravure du carquois épuisé. Entre les amans s’engage une nouvelle scène, naturellement plus calme. Dans la phrase qui revient deux fois, terminée soit