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grand que fût son génie, Lavoisier lui-même s’est trompé plus d’une fois, que Bichat a fait d’immortelles découvertes et qu’il y a mêlé des chimères. De vrais savans se sont plaints que leurs recherches ne servaient qu’à augmenter leurs doutes et leurs difficultés, et l’un d’eux définissait la science « une ignorance insatiable. » Avant d’enseigner l’évolution aux simples et aux petits enfans, il serait bon de savoir comment il faut l’entendre. Les évolutionnistes se disputent souvent entre eux, et, comme les théologiens, ils se disent de grosses injures. La science est une église divisée en beaucoup de petites chapelles. L’auteur anonyme sait-il bien laquelle est la meilleure, à quel autel nous devons conduire les élèves des écoles primaires pour y faire des dévotions qui leur profitent ?

Non-seulement l’auteur anonyme sait exactement tout ce qu’il faut croire, il est convaincu que le jour où l’humanité tout entière croira tout ce qu’il croit, méprisera tout ce qu’il méprise, elle sera parfaitement sage, parfaitement bonne et parfaitement heureuse. Il n’admet pas que certains avantages ne s’acquièrent qu’à l’acte de rachat, que dans la grande partie qui se joue à travers les siècles, les gains soient quelquefois compensés par des pertes, que les vieilles sociétés eussent un climat plus propice à la culture de certaines plantes, qu’on y vit fleurir plus abondamment des joies, des vertus ou des talens qui ne poussent aujourd’hui qu’en serre chaude. Il estime que l’âge des machines, auquel il ne reproche que ses imbéciles vénérations et dont le seul tort est de trop admirer les âges qui l’ont précédé, les dépasse de tout point, qu’en accroissant les connaissances humaines et en créant des industries nouvelles, il a tout perfectionné, la littérature comme la vertu, et que nos artistes sont bien supérieurs à leurs devanciers, qu’ils ont la sottise de regarder comme leurs maîtres. J’ai dit que l’auteur anonyme ne doute de rien. Il affirme que les hommes du XXXe siècle mettront quelques poètes allemands d’aujourd’hui, dont on ne parle guère, bien au-dessus d’Homère, de Virgile, de Dante et de Goethe. Comment s’y prend-il pour être si sûr de ces choses-là ?

Un positiviste anglais, M. Frédéric Harrison, qui écrit avec autant d’agrément qu’il a de fermeté dans l’esprit, a résumé en quelques pages fort piquantes le bien et le mal qu’il pense de ce siècle finissant[1]. M. Harrison est le moins superstitieux des hommes, et plus philosophe que l’auteur anonyme, il range parmi les superstitions la foi au progrès absolu. Il déclare qu’il n’aurait pas voulu vivre dans un autre temps que le nôtre ; mais loin de nous reprocher ce qui peut nous rester de vénération pour les choses d’autrefois, il nous engage à ne pas trop nous enorgueillir de nos avantages, à nous occuper plutôt de

  1. The choice of books, by Frédéric Harrisson. Londres, 1886.