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bien plus qu’il ne l’admire ? Et combien y en a-t-il de nous, je ne dis pas qui comprennent, mais qui apprécient, mais qui goûtent, mais qui aiment l’humour anglais ou le gemüth allemand ? Les aimerons-nous peut-être un jour ? Et à mesure que les communications deviennent plus fréquentes entre les races, l’échange des idées plus continu pour ainsi dire, et le mélange plus intime, prendrons-nous peut-être une âme plus cosmopolite ? Mais, en attendant, Boileau n’en demeure pas moins, avec Voltaire, pour un long temps encore, le plus « national » de nos écrivains, et non pas certes le plus grand, mais le plus ressemblant de ceux en qui nous puissions contempler une fidèle image de nous-mêmes. Contemporain de Louis XIV, ce


Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffiers,


imitant le prince dont la politique était d’ouvrir au tiers-état l’accès des grandes charges civiles, a substitué pour cent cinquante ans son idéal bourgeoise l’idéal tout aristocratique des poètes ses prédécesseurs. Contemporain de Pascal, et ennemi né, comme lui, des fausses beautés qu’on admirait dans les salons et dans les coteries prétendues littéraires, cet enfant de Paris a fixé la langue à mi-côte, si l’on peut ainsi dire, au point précis d’équilibre entre les mièvreries du jargon des ruelles et l’impudence de l’argot du Pont-Neuf. Enfin, contemporain des derniers érudits, il a fait la part, dans sa doctrine, comme on la faisait, comme on la fait toujours dans les familles bourgeoises, presque égale au respect de la tradition ou de l’usage, et aux exigences de la nouveauté. Et sans doute, quoi qu’on en puisse dire, quoique nous en ayons dit nous-mêmes, il faut bien que cet idéal, si français, ne laissât pourtant pas d’être encore assez humain, puisque pendant deux siècles aussi, les étrangers ont essayé d’y plier leur génie. Il est vrai qu’entre temps, Molière et Racine, en s’appropriant les idées de Boileau, y avaient insinué tout ce que lui-même n’y avait pas mis d’étendue ou de profondeur, et qu’ainsi la valeur ou la portée s’en étaient accrues de tout ce qu’il y a dans Andromaque et dans Tartuffe de plus que dans les Satires ou dans l’Art poétique. C’est ce que j’essaierai de montrer dans une prochaine étude.


FERDINAND BRUNETIERE.