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ridicule que le caractère d’un amant, et que cette passion fait tomber les hommes dans une espèce d’enfance. » Boileau, vieux garçon, — qui ne trouvait à personne du monde autant d’esprit qu’à Diogène, dont même l’on raconte qu’il voulait écrire la vie, — Boileau n’a pas connu les femmes ; et, dans sa doctrine comme dans son œuvre, parce qu’elles manquent, il y manque tout ce qu’elles introduisent dans l’art en s’y mêlant ; et ce n’est rien de moins qu’une moitié de l’humaine nature. Je dirais, si je ne craignais de tomber dans la préciosité, que la sensibilité, qui est la partie féminine de l’âme, doit atténuer, en s’y joignant, ce qu’un art uniquement raisonnable a de trop viril et, conséquemment, de trop dur.

Une autre erreur, c’est d’avoir méconnu le pouvoir de l’imagination. Assurément, ici encore, que rien ne soit plus dangereux pour le poète que de n’écrire, comme on l’a dit, qu’avec son imagination, et que de se laisser emporter à toute la fougue de cette puissance trompeuse. Boileau le savait par de fameux exemples, dont le plus mémorable alors était celui du grand Corneille avec ses Othon, ses Agésilas et ses Attila ; et nous le savons encore mieux que lui, nous, qui sommes les contemporains de la Chute d’un Ange et de la Légende des siècles, de Lamartine et de Victor Hugo. Mais, d’avoir interverti la vérité des choses, et de n’avoir pas reconnu qu’en dépit de tous ses excès, l’imagination, c’est-à-dire la faculté d’aller au-delà de la nature, d’y voir même ce qui n’y est pas, à la seule condition qu’on nous le fasse Voir à nous-mêmes, demeure la faculté maîtresse du poète, son aptitude originelle, celle qu’aucune autre ne supplée, sans laquelle enfin on peut bien être artiste, écrivain, orateur, mais non pas poète, — voilà ce qu’il faut lui reprocher. C’est que lui-même il n’était pas poète. Seulement, c’est ici que, sans essayer de l’être, puisque les dieux ne l’avaient pas voulu, Boileau, rien qu’en connaissant mieux ses amis, l’auteur des Fables, celui de Tartuffe ou de l’Ecole des femmes, celui de Phèdre, eût dû mieux voir ce qu’il y avait en eux d’autre ou de plus qu’en lui-même, et que ce n’était pas le « Bon sens » ou la « Raison ; » le don de « tirer des larmes » ou celui de « trouver la ruine ; » mais la qualité de l’imagination. Il ne l’a pas vu ; il n’a pas vu que si, pour être l’auteur des Satires et de l’Art poétique, il suffisait d’avoir un peu plus de goût que Scarron, de malice que Chapelain, de bon sens que La Calprenède, — un peu plus d’art surtout qu’eux tous, et ce sentiment du naturel qui leur faisait absolument défaut, — ce n’était pas assez pour être Racine ou Molière, et qu’il y fallait quelque chose d’unique, une combinaison tout à fait singulière, et tellement originale qu’en vertu de ses principes, il eût pu, lui, l’appeler presque monstrueuse.