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l’éclat du langage d’Eschyle. Aujourd’hui, nous sommes mieux préparés qu’on ne l’était, il y a cinquante ans, à goûter les images sincères de l’antiquité, et l’on peut oser davantage avec nous. Pourquoi donc ne se trouverait-il pas un poète qui, sans vouloir être plus Grec que la Grèce et plus eschylien qu’Eschyle, nous donnerait l’impression du véritable Eschyle, d’Eschyle tout entier ?

Il est plus commode, assurément, de ne prendre que les côtés les plus extérieurs, sans pénétrer dans l’art ni dans la pensée du poète. C’est ce que faisait, il y a quelques années, avec un incontestable éclat, Paul de Saint-Victor dans les Deux Masques. Très sincèrement ébloui lui-même par la révélation subite, semble-t-il, des beautés du drame antique, il voulait qu’elles éblouissent les autres et il les traduisait, telles qu’il les voyait, avec la prodigieuse richesse de son style. Il y ajoutait même, à sa manière, en versant à flots la lumière et la couleur indistinctement sur tout, sans grand souci de l’exactitude ni de la vérité, confondues pêle-mêle avec les infidélités et les erreurs sous le revêtement égal de ses brillantes enluminures. Je crains que sur quelques points le système de M. Leconte de Lisle ne se distingue pas assez de celui de Paul de Saint-Victor. Mais je ne veux pas revenir sur des altérations ou des lacunes, volontaires ou non, qui ont été plus que suffisamment signalées. Il vaut mieux, en terminant, rendre un légitime hommage à un poète qui mérite ce nom. Heureux, bien plus heureux que les critiques, ceux qui ont l’entrée de ce monde à part que créent l’art et l’imagination ! Affranchis du labeur pénible et des lenteurs qu’impose la recherche exacte de la vérité, ils se laissent vivre dans ce monde enchanté, jouissant de leurs propres sensations et charmés par leurs propres harmonies. M. Leconte de Lisle est de ceux-là ; ses beaux poèmes en sont les brillans témoignages. Dans ses visions du passé, il a aperçu la grande figure d’Eschyle : il s’est attaché à elle et a voulu en reproduire l’image telle qu’elle lui était apparue. Il a bien fait, puisqu’il a réussi à communiquer aux autres un certain sentiment de sa grandeur, et il a droit à nos remercîmens.


Jules Girard.