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a violé la loi du contentieux de 1828, qui interdisait le conflit en matière correctionnelle ou criminelle ; aujourd’hui, par le conflit, les juges administratifs sont juges des matières d’ordre judiciaire commun. On dessaisit la justice ordinaire, en élevant un conflit, parce que le demandeur en dommages-intérêts, victime d’un accident, a été renversé par la voiture d’une administration publique.

Les limites presque idéales, en tout cas si difficiles à tracer, entre ce qu’on appelle « droit administratif » et le droit commun, l’État a tenu à en rester maître par cette réunion d’arbitres dont il compose la majorité à sa guise, le tribunal des conflits, qui n’a de tribunal que le nom et que, sous l’ancienne monarchie, on eût flétri du nom de « commission extraordinaire. » De telle sorte que, d’après la constitution en vigueur, ce qui reste de justice ne subsiste que par la bonne volonté du pouvoir exécutif qui peut : 1° élever tous les conflits que bon lui semble ; 2° déclarer qu’ils ont été élevés à bon droit ; 3° renvoyer ensuite le jugement du fond à ceux de ses fonctionnaires qu’il décore du nom de juges administratifs. Un projet de loi a été déposé, au nom du gouvernement, par M. Fallières, ministre de l’intérieur il y a quelque dix-huit mois, qui avait pour but le remaniement des conseils de préfecture. Ce projet, avec quelques bons côtés (restitution à la justice ordinaire d’un certain nombre d’attributions, abandon de formalités niaises compliquant sans profit les affaires), en avait de fort mauvais par où il mérite des litres à l’oubli qui lui est réservé dans les cartons de la chambre : il maintenait l’amovibilité des juges administratifs, supprimait le recours au conseil d’État en fait de contentieux électoral et, ne laissant subsister que 22 conseils de préfecture, leur composait des ressorts de deux à sept départemens, ce qui eût obligé le justiciable à aller plaider en première instance à trente lieues de chez lui.

Comme tous ses congénères, ce projet de loi combattait la suppression des conseillers de préfecture, au nom du principe de la séparation des pouvoirs : « Cette séparation, disait-il, nécessaire sous tous les régimes, l’est plus encore dans une république démocratique… » Or c’est justement au nom de la séparation des pouvoirs que ces conseillers doivent être supprimés ; car, ou ils sont fonctionnaires et alors, en jugeant, ils empiètent sur le domaine judiciaire, ou ils sont magistrats et il n’y a aucune raison pour que certaines lois soient dévolues à des magistrats spéciaux. Personne, j’imagine, ne serait touché de cet argument en faveur de la juridiction administrative, que les travaux publics coûteront plus cher parce que les tribunaux feront perdre des procès à l’administration, tandis qu’aujourd’hui elle est toujours maîtresse de ce qu’elle veut accorder aux entrepreneurs. Ce serait avouer un singulier arbitraire.