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c’est ainsi que l’on dresse les chevaux les plus rétifs ; il faudrait, pour résister, que nos juges de paix fussent des héros… ou des imbéciles, puisqu’ils savaient, en acceptant la place, les servitudes qui la grevaient.

Tous les gouvernemens sont peu ou prou tombés dans cette erreur de croire que le juge de paix amovible constituait un bon agent électoral ; l’action de ce dernier est pourtant tout à fait nulle, c’est la mouche d’un coche qui va tout seul. Qu’une opposition gagne ou perde la partie, elle a toujours intérêt à faire croire à des tentatives du pouvoir pour biseauter les cartes ; cela grandit d’autant sa victoire ou atténue sa défaite. En réalité, l’appui, des fonctionnaires ne vaut exactement que ce que vaut, dans l’opinion, le régime même qui les emploie. Selon que ce régime est populaire ou impopulaire, être soutenu par lui fait réussir ou fait échouer.

Le premier venu peut aujourd’hui être nommé juge de paix, il n’est besoin de remplir aucune condition de capacité ; il suffit d’avoir trente ans révolus. Encore cette limite d’âge est-elle une simple tradition, jusqu’à présent observée, mais que ne prescrit aucun texte légal ; la constitution de l’an III, qui avait établi cette règle, étant abrogée dans son ensemble depuis quatre-vingt-dix ans. Le personnel des magistrats cantonaux est le plus bigarré qui existe : comme âge, il varie de trente ans à quatre-vingt-dix ; comme fortune, il en est qui jouissent de 200.000 francs de rente, il en est qui n’ont que des dettes ; comme instruction, on y voit des brevetés élémentaires, dénués de tout diplôme, et des docteurs ès lettres et en droit. Ces derniers ne sont pas toujours les plus avisés ; c’est par l’un d’eux que fut rendu, il y a quelques semaines, un jugement mémorable, à l’occasion d’un corset refusé par sa destinataire, « parce qu’il n’allait pas. » Le juge déclara ne pas connaître les qualités que devait réunir un bon corset, loyal et marchand ; estimant d’ailleurs ne pouvoir ni obliger la cliente, pour des motifs de convenance, à le revêtir devant lui, ni le faire essayer par un tiers, tel que son greffier, aux formes duquel il ne pourrait convenir, il crut devoir se déclarer incompétent.

On dirait de la question des juges de paix qu’elle est une de celles qui s’imposent, si cette expression ne devait paraître une satire du peu d’intérêt que les législateurs lui ont accordé jusqu’à ce jour. L’extension de la compétence et de la juridiction, l’exigence de certaines garanties et l’inamovibilité, telles sont les bases de règlemens à l’étude depuis vingt-cinq ans. Une commission, travaillant au ministère de la justice depuis 1864, avait saisi le conseil d’état d’un projet de loi dont l’examen fut interrompu par la chute de l’empire. En 1877, des pétitions furent