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qu’elles donneraient des résultats analogues, tandis que le suffrage universel, directement employé à choisir une magistrature appointée, risquerait de nous offrir bien des exemples de sélection à rebours.

Mais cette désignation par le suffrage universel, qui nous inquiète ajuste titre, est-elle si fort éloignée de la pratique actuelle ? Qu’est-ce aujourd’hui qu’un garde des sceaux, sinon le délégué d’une majorité de députés, délégués eux-mêmes par la masse ? C’est donc le suffrage universel au troisième degré qui fait asseoir le juge sur son siège et qui, au besoin, l’en fait descendre. Pour se condenser d’abord dans le cerveau de trois ou quatre cents représentans, ensuite dans le crâne unique d’un ministre, croit-on que l’opinion publique d’un parti s’élève, s’épure, s’agrandisse ? Croit-on qu’elle perde cette passion, qui est à la fois la force et la faiblesse des groupes, pour prendre la sérénité impartiale qui doit être le premier mérite d’un gouvernement vraiment national ? Le ministre, qui devient le grand électeur de la magistrature, peut, sans conseil, sans appui, sans contrôle, selon les hasards de la mort ou de la limite d’âge, disposer des charges les plus hautes comme les plus infimes, en investir à jamais ses amis et ses créatures, et « ce que son caprice, dit M. Picot dans son beau livre sur la Réforme judiciaire, aura décidé d’un trait de plume, par une décision solitaire et spontanée, l’inamovibilité le couvrira de sa garantie tant que vivra le magistrat, peut-être pendant un demi-siècle. » Comment, faisait remarquer il y a trente ans déjà le duc Victor de Broglie, « un ministre de la justice ayant à manier un personnel de deux à trois mille juges dont il ne connaît pas la centième partie, et dont la cinquantième partie n’est pas en général connue du public, s’abstiendra-t-il de céder aux demandes, aux importunités, aux sollicitations de toute sorte ? — et l’on imagine si un pouvoir sans limite provoque des sollicitations sans vergogne. — Comment osera-t-il se refuser à récompenser les services rendus à l’opinion qui l’a fait ministre, l’identité de conduite et de sentimens envers lui-même ? Ce serait folie de l’espérer. »

Le voudrait-il, il en est incapable. Ne sait-on pas qu’il y a eu depuis vingt ans, pour l’ensemble des portefeuilles, environ 260 titulaires, et songe-t-on à ce que peut être l’existence d’un ministre dans notre république ! S’il retire, ce ministre, des vingt-quatre heures dont se compose la journée, le temps de dormir, de manger, de faire sa toilette, de voir sa famille, le temps qu’il donne à ses affaires privées, à ses intérêts électoraux dans le département qu’il ne doit jamais perdre de vue, s’il en retranche encore les momens consacrés aux discussions, questions et