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Il était lancé, je n’avais plus qu’à l’écouter.

— Vous croyez que je fais du paradoxe à plaisir : il n’en est rien. Regardez là, devant vous, ces trois jeunes filles. Une est jolie, les deux autres franchement laides. Celle de droite a la taille déviée ; le visage est pâle, amaigri, les traits tirés et fatigués. Sa voisine, sa sœur, n’est guère mieux. Toutes deux, vous le savez, sont richement dotées et ont, ce que vous appelez, de belles espérances ; aussi les prétendans affluent. Il n’en est pas moins vrai que la nature, marâtre si vous voulez, — ce n’est pas mon affaire ni la vôtre, — les avait condamnées au célibat. Leur père s’est marié trop vieux à une femme riche et mal bâtie : voilà les résultats. Eh bien ! ces deux jeunes filles, laides et mal bâties aussi, sont recherchées par des hommes jeunes, qui ne les aimeront pas, et, pour cause, mais qui demandent à un riche mariage la fortune que le hasard a oublié de déposer près de leurs berceaux et qu’ils ne se sentent pas la force de conquérir. Quant à l’autre, elle a tout ce qu’il faut pour plaire ; mais, sans dot, que trouvera-t-elle ? Un vieillard, ou le célibat forcé : voilà son lot. Vos deux laiderons auront-elles des enfans ? Il est permis d’en douter, en tout cas, de souhaiter qu’il n’en soit rien.

— Soit ; mais toute fille laide n’est pas pourvue d’une grosse dot. Il en est de jolies et de bien rentées.

— Je veux l’admettre ; mais n’est-ce pas déjà trop que d’égaliser les chances ? Ne voyez-vous pas qu’un père affligé de deux filles pareilles est tenu à redoubler d’efforts et de sacrifices pour assurer leur mariage, et que ce mariage, quoi qu’il en puisse penser, lui individuellement, n’est pas un gain pour la société ? Laissée à elle-même, la nature se tirerait d’affaire, au grand avantage de tout le monde. C’est une loi naturelle qu’un homme jeune, sain et robuste aime une jeune fille belle, saine et robuste. C’est une loi de la nature qu’ils s’unissent, et, comme dans les contes de fées, aient beaucoup d’enfans qui leur ressemblent. À quoi bon acheter à grand prix un mari pour une fille qui n’en a que faire, qui mettra peut-être au monde un être chétif et malingre que l’on sauvera, si on le sauve, à force de soins, que l’on s’épuisera à doter pour qu’il aille à son tour faire souche d’êtres semblables à lui. En tout et partout la nature procède par voie d’élimination. Certaines espèces végétales et animales sont condamnées à disparaître, moules imparfaits, incapables de servir à une reproduction plus parfaite.

— En un mot, vous demandez la suppression des femmes laides.

— Suppression violente, non ; mais ne vous mettez pas à la traverse et surtout ne vous appliquez pas à en perpétuer l’espèce,